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Émile Nelligan : fusain de Denis Beaulieu (1947-1994).
Gilbert Lévesque, A.L.
Notre poète national, allait naître, rue Lagauchetière, à Montréal, en la veille de Noël, le 24 décembre 1879, issu d’un père irlandais, peu sensible à la langue et à la culture canadienne-française.
C’est pourtant à Rimouski, dans le Bas Saint-Laurent, en la cathédrale, que David Nelligan épousa Émilie-Amanda Hudon, fille du premier maire de la ville: sensible, intelligente, musicienne, Émile portera en filigrane, en ses gênes, les qualités essentielles qui firent de lui un poète; et dont la carrière fut tragiquement écourtée par un père castrant, inspecteur des Postes, par sa fonction; ce qui, d’ailleurs, l’éloignait fréquemment de la maison.
Ses parents – à eux seuls – incarnaient les deux solitudes du dominion du Canada qui n’ont d’ailleurs jamais cessé d’être, depuis la Conquête de 1867; et que, naturellement, le bi-multiculturalisme de Trudeau, père, n’allait guère améliorer.
Or, à l’exception d’un court voyage en Europe, Nelligan passa la majorité de son existence à Montréal. Études sans éclat au Collège Sainte-Marie, puis au Collège de Montréal, il abandonne tout pour se consacrer à la poésie: avenue exceptionnelle en laquelle il excelle dès avant l’âge de 20 ans. Trop occupé à composer des vers, à s’illustrer autrement, il ne pouvait donc envisager de devenir autre chose que poète.
Encouragé par son mentor du moment, – Eugène Seers-Louis Dantin – (Père du Saint-Sacrement) de l’avenue Mont-Royal, et par le poète Joseph Melançon, prêtre, il fut introduit aux cercles littéraires de la ville, dont la fameuse École littéraire de Montréal, dont il fit partie, dès 1897, sur l’invitation pressante de son ami Arthur de Bussières. Or, cette école siégeait, pour lors, au Château de Ramezay.
Voyage en mer
L’année suivante, son père, cherchant à l’éloigner d’un mauvais «compagnonnage», lui offrit un voyage en mer, vers Liverpool et Belfast, en vue, semble-t-il, de faire enrôler son fils dans la marine marchande: le voyage tourna court. Et c’est là, précisément que Nelligan résolut de se consacrer entièrement à la poésie.
Or, c’est à cette même époque que l’École littéraire de Montréal prit l’initiative d’organiser une série de séances publiques, auxquelles Nelligan allait participer, dont il sut d’ailleurs s’illustrer , notamment lors de la séance du 26 mai 1899, en récitant – avec ferveur – sa fameuse Romance du vin.
Les annales de l’époque rapportèrent que l’audience lui fit une ovation retentissante; et Nelligan fut ramené chez lui, en triomphe, porté par ses pairs.
Ce fut malheureusement sa dernière «apparition» publique; car sa santé mentale, jugée «chancelante», par son père, il fut confiné au Refuge Saint-Benoît-Labre, dirigé par les Frères de la Charité, de Belgique.
Il y sera «maintenu», tel un prisonnier, durant 25 ans; avant d’être transféré à l’Hôpital psychiatrique Saint-Jean-de-Dieu, jusqu’à son décès, survenu le 18 novembre 1941.
Baudelaire et Rimbaud
Dût-il avoir été un pionnier en la matière, attendu que ses écrits furent fortement influencés par des poètes symbolistes, tels Baudelaire et Rimbaud. Mais alors, quelle poésie ! Il n’est que de relire sa Romance du vin pour s’en convaincre, dont certains extraits sont on ne peut plus déchirants:
Tout se mêle en un vif éclat de gaité verte
Ô le beau soir de mai! Tous les oiseaux en choeur.
Ainsi que les espoirs naguère à mon coeur,
Modulent leur prélude à ma croisée ouverte.
…
Je suis gai! Je suis gai! dans le cristal qui chante,
Verse, verse le vin! Verse encore et toujours,
Que je puisse oublier la tristesse des jours,
Dans le dédain que j’ai de la foule méchante!
…
Je bois à vous surtout, hommes aux fronts moroses
Qui maudissez ma vie et repoussez ma main!
Ainsi, aura-t-on compris, les textes produits par ce génie, hors du commun, tiennent de cris qui naissent du plus profond de lui-même. Ce qui ne l’empêche guère d’être profondément lucide, notamment en sa description personnelle du poète, dont l’essentiel fut fixé dans le bronze:
Laissez-le vivre ainsi sans lui faire de mal!
Laissez-le s’en aller c’est un rêveur qui passe!
C’est une âme angélique ouverte sur l’espace,
Qui porte en elle un ciel de printemps auroral.
Or, toute sa production ne s’étalera pourtant que sur quelques années, à peine; en se souvenant que durant sa définitive incarcération psychiatrique à Saint-Jean-de-Dieu, sous l’égide d’une Soeur de la Providence, Soeur Gabrielle Desrochers, il reprendra – de mémoire – quelques-uns de ses poèmes, dont celui intitulé: la Garde-Malade.
Un talisman
Par bonheur, Soeur Desrochers fut interviewée par l’auteur; et elle accepta que ce poème qu’elle conservait précieusement, tel un talisman, fut photographié par Armour Landry; prose scripturaire qui fut insérée à l’intérieur d’un livre d’artiste, publié en 1979, par Marie-Anastasie csc, aux Éditions Le Grainier lors de l’année marquant le centenaire de la naissance du poète. Une production admirable saluée par Paul Wyczynski, le plus grand spécialiste du poète.
C’est évidemment Le Vaisseau d’or qui le rendit célèbre et qui fut appris, par coeur, par toute la diaspora estudiantine de la province. En 1979, lors d’une soirée de gala, produite en la Place des Arts, le comédien Albert Millaire, animateur de la soirée, s’emmêla dans ses rimes; et c’est la foule, tout entière, rassemblée dans la salle, qui le remit en piste. Or, ce poème résume en quelques mots tout le parcours même du poète maudit par le père:
Ce fut un grand Vaisseau taillé dans l’or massif:
Ses mats touchaient l’azur sur des mers inconnues;
La Cyprine d’amour, cheveux épars, chairs nues
S’étalait à sa proue, au soleil excessif.
Mais c’est sur son monument de la Côte des Neiges, commandé par son neveu Gilles Corbeil, que l’essentiel fut gravé:
Que reste-t-il de lui dans la tempête brève?
Qu’est devenu mon coeur, navire déserté?
Hélas, il a sombré dans l’abîme du Rêve!
Hélas, ce fameux monument, d’une rare beauté, portant médaillon admirable signé Alonzo Cinq-Mars, fut mutilé par ses héritiers, avec le concours maladroit des administrateurs de la Fondation Émile-Nelligan, de l’époque, lui enlevant ce qui perdurait de grandeur en nos mémoires, en l’affublant de plaques additionnelles, mettant en péril l’héritage esthétique monumental du poète.
Or, Gilles Corbeil, neveu du poète et instigateur de la Fondation Émile-Nelligan, galériste chevronné et homme de goût, n’aurait guère apprécié. Attendu que le poète Gaston Miron, alors président en titre, pressenti de cette défiguration esthétique du monument, avait tenté de s’excuser. Hélas, le mal était fait.
Mémoire du poète
Or, tout récemment, avec la remise du Prix Ozias-Leduc, en décembre 2021, l’un des trois grands prix triennaux proposés par la Fondation Émile-Nelligan, les deux autres étant le Prix Serge-Garant, en composition musicale; puis, le Prix Gilles-Corbeil, en littérature; nous avons souhaité traiter le sujet, afin d’attribuer à la susdite fondation tout son crédit et sa réelle implication.
Hélas, les administrateurs, malgré nos tentatives répétées, se déclarèrent aux abonnés absents.
Chacun sait que, depuis sa création en 1979, par Gilles Corbeil, neveu du poète, plusieurs personnalités se sont succédé à la barre du Conseil d’administration.
Notamment, le poète Gaston Miron, l’ex-ministre et maire de Québec, Jean-Paul L’ Allier et l’essayiste de réputation, Pierre Vadeboncoeur.
Jean-Paul L’ Allier démissionna en 1994 et Marie-Andrée Lamontagne (Le Devoir) lui succéda: le moins que l’on puisse déclarer est qu’elle ne fit guère de vague. Élue à la présidence en 1997, elle démissionna de son poste deux ans plus tard, en 1999.
Étonnamment, depuis bientôt 23 ans, la présidence est assumée par la même personne, Michel Dallaire, devenu «inamovible»; tout comme ses deux collègues, d’ailleurs: Marie-Andrée Beaudet, vice-présidente et Michel Gonneville, secrétaire-trésorier. Ce qui frappe plus encore, c’est que la Fondation Émile-Nelligan nage dans la plus haute discrétion, se gardant bien de produire quelques notes biographiques consacrées à ses administrateurs.
La question qui se pose alors est la suivante: cette inamovibilité des membres du c.a. a-t-elle été souhaitée concrètement par l’instigateur de la fondation ?
Il semble donc que, par souci de transparence, un éclairage adéquat serait de mise, ne serait-ce que pour nous aider à saisir les orientations et les objectifs des administrateurs de l’heure, logés par la Ville de Montréal, en l’édifice de la Chapelle du Bon-Pasteur, au 100, rue Sherbrooke Est, à Montréal.
Gilbert LÉVESQUE, A.L.
Post-scriptum
- L’auteur suit à la trace la Fondation Émile-Nelligan depuis sa création en 1979.
- Lors du centenaire de la naissance du poète, la même année, un fusain fut commandé à l’artiste d’origine saguenayenne, Denis Beaulieu 1947-1994. Il fut exposé en l’édicule de la Place des Arts.
- En 1991, pour marquer le cinquantenaire de la mort du poète, un bronze fut réalisé par le sculpteur québécois, Lewis Pagé (1947-1994). Il s’agit d’un masque en creux du poète, fiché sur la façade du 3686, de la rue Laval, non loin du Carré Saint-Louis, l’un des lieux de résidence de la famille Nelligan.
- Depuis, une réplique de ce bronze, sur base, fut offerte par l’auteur à la collection permanente du musée Chateau de Ramezay: lieu-témoin des brèves heures de gloire du poète disparu.
- Conclusion: rappelons que certains poètes d’envergure, par leur talent immense, participent parfois à la prophétie des événements: ce qui est bien le cas du poète Émile Nelligan: ah! la douleur que j’ai, que j’ai …précise-t-il, en guise d’argumentaire.
G.L.