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Le Mémorandum Powell, roman de Serge Truffaut 163 pages. Éditions Somme toute.
Jean-Claude Bürger
Certains esprits chagrins, pourront penser qu’il faut qu’un journaliste ait l’esprit passablement tordu pour laisser croire au lecteur qu’il publie une enquête journalistique déguisée en roman épistolaire alors qu’au fil de la lecture on se rend compte qu’il s’agit d’un roman déguisé en enquête journalistique. De plus, quand, progressant dans l’ouvrage, on réalise que le cœur du roman est constitué d’éléments de la réalité d’importance majeure, issus d’une très sérieuse recherche historico-journalistique, on peut rester un tantinet perplexe. Le contraste entre la désinvolture de la forme et le sérieux du propos est pour le moins déstabilisant.
Un roman à clefs
Roman à clefs pour passionnés de jazz désespérant de l’avenir de la démocratie. Fable d’aspect conspirationniste. Bilan inquiétant et solidement documenté de l’état des forces antidémocratiques à l’œuvre au pays de l’Oncle Sam. Contrepoint fantaisiste mené avec virtuosité entre les déclarations de politicologues imaginaires qui portent des noms de jazzmen (et jazzwomen), et des titres de morceaux de jazz agencés en forme de commentaires ironiques de la situation socio-politique. Le Mémorandum Powell est tout ça et plus encore.
Un pied de nez à la prétendue impartialité journalistique
C’est un pied de nez à la soi-disant impartialité journalistique puisque la forme du roman autorise son personnage à des mouvements d’humeur auxquels le journaliste qui lui ressemble étrangement ne saurait se laisser aller. Appeler un chat un chat, un cinglé un cinglé et un alt-right un néo-nazi, ne relève pas juste du défoulement, mais d’une purge salutaire d’un vocabulaire peu à peu phagocyté par un usage absurde et abusif de la litote. Il n’y a pas lieu d’atténuer la brutalité de la réalité en édulcorant les mots qui la décrivent. ( Chomsky il y a bien longtemps nous avait expliqué tout ça )…
L’autre pied de nez à la prétention d’impartialité : une certaine hypocrisie du journaliste qui va souvent chercher des spécialistes sélectionnés pour leur capacité à développer et crédibiliser une argumentation qu’il n’aura pas lui-même à assumer, mais qu’il estime importante de diffuser. Truffaut résout la question un peu à la façon simple et brutale dont Alexandre le Grand dénouait les nœuds : il invente tout simplement ses spécialistes et intervenants, ce qui lui permet de leur faire dire ce qu’il veut sous la forme qu’il choisit quand il le veut et où il choisit de les situer. Professeurs à Mc Gill, à l’Université du Montana, syndicaliste à AFL-CIO, avocate de l’ACLU, j’en passe et des meilleurs, tous ces personnages sont imaginaires. De plus, Ils sont tous affublés de noms que l’auteur va piger dans sa connaissance encyclopédique de l’Histoire du Jazz. Une clef à la disposition de ceux qui se donneront la peine de vérifier ses sources.
Après tout, pourquoi pas ? Après trente ans de très sérieuses recherches, pourquoi un journaliste serait-il moins crédible qu’un universitaire ?
Une conjuration qui s’étend sur plus d’un demi- siècle
Il y aurait d’autres choses encore à dire sur sa forme, mais là n’est pas l’importance de l’ouvrage, La réalité que nous révèle le Mémorandum Powell est au cœur et sous-tend bien des évènements qui font la « une » des quotidiens ces jours-ci et elle est passablement déprimante. C’est l’histoire d’un complot qui s’est déployé sur plus d’un demi-siècle. Qui a suivi un plan détaillé au début des années 1970 dans le Mémorandum Powell. Ce mémorandum est un rapport confidentiel fait à la Chambre de commerce américaine sous le titre Attack On American Free Enterprise System par un juriste devenu par la suite juge à la Cour suprême des États-Unis. Ce personnage, véritable croisé à la défense du capitalisme américain sous prétexte de défendre la libre entreprise, invente une stratégie pour lutter contre la critique marxiste qui déconsidère le capitalisme dans les facultés de sciences humaines, se diffuse dans les universités, les manifestations étudiantes et les médias anti-guerre du Vietnam.
À la menace communiste s’ajoute également à l’époque, la critique de l’irresponsabilité sociale des grandes compagnies d’un certain Ralph Nader dont l’audience devient rapidement considérable. Il y a aussi les premières réglementations imposées aux industries par l’EPA, agence de protection de l’environnement nouvellement créee. Elles mettent les industriels de fort méchante humeur.
En un mot, le journaliste qui se cache à peine derrière l’auteur de ce roman nous explique entre autres choses, comment et pourquoi la droite américaine a délibérément suivi un plan et des tactiques prédéfinies pour prendre le contrôle des institutions démocratiques. Comment et où les plus grandes fortunes du pays ont investi dans ce projet des milliards de dollars.
Apparemment, tout semble se dérouler comme prévu par ce plan. Petit à petit le système judiciaire a été instrumentalisé pour confisquer la capacité de légiférer aux élus en exigeant l’aval de juges qui décident de la conformité des lois à leurs interprétations de la Constitution.
Le livre nous explique comment ces juges ont été formés et comment ils ont été recrutés. Et au cœur de cette enquête faite par un personnage imaginaire avec l’aide de spécialistes imaginaires, tout à coup les personnages qui apparaissent sont à l’instar de Lewis Powell, bien réels : Nat Adderley journaliste imaginaire nous parle de William Colby qui lui a bien existé, un Sam Jones imaginaire lui, nous parle des Koch malheureusement eux aussi bien réels, tout comme le sont les Coors, les Melon, les Bechtel les Mercer, Adelson, et toutes les familles qui financent des forces qui travaillent sur le long terme et dont on peut retrouver les noms dans la liste des dons faits au Parti républicain dans la présente campagne présidentielle comme dans les précédentes. Au fil du récit on rencontre les Cohn, Gingrich, Bannon, et autres spécialistes des coups tordus, Dirty trickster… and all that jazz …
Qui dit complot n’est pas forcément complotiste
Qui dit complot n’est pas forcément complotiste, Tous les éléments de cette sorte de conjuration patricienne sont vérifiés et surtout vérifiables auprès de sources sérieuses. De fait, peu de composants de ce tableau sont véritablement des révélations.
Ils font depuis longtemps partie d’informations disponibles dans le domaine public. Ce qui est remarquable dans ce livre c’est la façon dont Serge Truffaut relie tous ces éléments et fait progressivement apparaître comme dans ces dessins dont on doit relier les points, une image de la réalité nouvelle et assez terrifiante. Car le tableau est véritablement terrifiant.
À quelques mois des élections américaines au cours desquelles l’élection de Donald Trump représenterait la consécration d’un long effort de gens et même parfois de véritables dynasties dont il n’est pas exagéré de dire qu’ils ont une haine séculaire de la démocratie, on ne peut s’empêcher de penser à la façon dont les Thyssen , IG Farben, et autres Krupp ont financé l’accession au pouvoir du parti National Socialiste allemand.
Ils ont provoqué la chute du régime de Weimar au nom la restauration de la grandeur allemande. Ils l’ont fait en gardant constamment le regard fixé sur les graphiques du taux de croissance de leurs compagnies.
Comment ne pas voir en filigrane l’inquiétante résurgence de l’œuvre de Spengler qui semble remonter à la surface de la mémoire comme à celle de l’actualité tel un bouchon que l’on pensait disparu dans les remous de l’histoire. Il y a entre le MAGA de Trump et le Deutshland über alles de Spengler un indéniable lien de parenté
Alors sommes-nous sur le point d’assister à l’agonie d’une démocratie déjà moribonde que Lewis H. Lapham, grand journaliste décédé ce mois-ci qualifiait de « dysfunctional plutocracy of the superrich, by the superrich and for the superrich » **. Il semble difficile de ne pas partager le pessimisme de notre collègue. Sa dernière réflexion tire la conclusion désabusée du contenu de son livre et explique probablement la désinvolture de sa forme … À quoi bon… « Seuls les imbéciles vident les cendriers quand la maison est en feu »…
Un roman divertissant mais pas rigolo. À lire absolument.
* Pour mémoire, ce philosophe allemand fasciné par la fin des civilisations avait publié au début du siècle son ouvrage majeur : Le Déclin de l’Occident qui a marqué la vie intellectuelle et politique de la première moitié du vingtième siècle. Il y professait que la démocratie serait incapable de sauver la civilisation occidentale qui ne pouvait devoir son salut qu’à un régime autocratique fort protégeant les valeurs germaniques. Il est facile de comprendre pourquoi il inspira le National Socialisme allemand, même si par la suite il renia les nazis.
** Age of Folly : America Abandons Its Democracy 2016, Amazon. Lapham savait de quoi il parlait, il a été à la tête du magazine Harper pendant une trentaine d’années. Souvent qualifié de patricien, il descendait d’une famille ayant fait fortune entre autres dans le pétrole.