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Richard Massicotte
Un rare graffiti anti-Milei vu à La Plata, ville de quelque 800 000 habitants située à une soixantaine de kilomètres de Buenos Aires.
Il n’y a que quelques mois que Javier Milei a été élu président et pourtant nombre de citoyens de l’Argentine sont déjà à bout de souffle. Pas une semaine, parfois pas même une journée, sans que les nouvelles de réformes brutales ou de réactions à celles-ci ne fassent les manchettes des médias argentins, qu’ils soient en ligne, en papier, ou en ondes.
Richard Massicotte
à Buenos Aires
Déjà accablés par la victoire-sanction de Javier Milei, et par une économie exsangue, les Argentins nagent depuis dans l’incertitude. C’est bien tout ce qui relie les Argentins entre eux, après le vote de novembre dernier. Car, qu’on soit ou non affecté par les multiples réformes de ce président ultra-libéral, on ne sait jamais ce que va annoncer Milei. Le pays est divisé, politiquement et socialement et n’a pas encore commencé à réagir.
Une droite et une gauche divisées …
On l’a répété, Milei a en quelque sorte été élu par défaut. Ce vote-sanction qui l’a porté au pouvoir n’a pas encore pour l’instant fait de lui l’homme fort qu’il aspire à être, peu s’en faut. Car le nouvel occupant de la Casa Rosada n’a pas les appuis qui lui permettraient d’aller de l’avant à fond de train avec son projet de déconstruction, voire de destruction de l’État argentin.
Milei n’a la majorité dans aucune des deux chambres du Congrès argentin, n’a aucun gouverneur provincial de son côté et ne peut compter sur le soutien que de trois maires dans toute l’Argentine. Certes, il a l’appui de l’ancien président Mauricio Macri, et son adversaire Patricia Bullrich, candidate contre lui au premier tour, est maintenant ministre de la Sécurité. Il a réussi à la recruter, même si une partie des membres de son parti, le PRO, s’oppose à cette participation.
Les radicaux de l’UCR, parti de Raúl Ricardo Alfonsín, (premier président élu après la dictature militaire), sont aussi divisés. Plusieurs élus, députés et sénateurs appuient les mesures extrêmes de Milei, mais d’autres font la sourde oreille. C’est le cas du sénateur Martín Lousteau, qui en mars dernier a voté contre le projet de DNU (Decreto de Necesidad y Urgencia), rompant là-dessus avec sa formation politique.
Les péronistes, au pouvoir ces quatre dernières années, sont eux aussi divisés. Daniel Scioli, l’ancien candidat à la présidentielle de son parti, défait contre Macri, en 2015 est maintenant ministre dans le gouvernement de Milei. Citant la nécessité d’apporter son expérience à un nouveau venu, cet ancien ambassadeur de l’Argentine au Brésil, est secrétaire au Tourisme, à l’Environnement et aux Sports. Un péroniste, ministre de Milei ! Les partisans péronistes rencontrés lors de notre séjour en mars, ont la mine basse quand on leur rappelle qu’un des leurs est passé dans le camp ennemi.
Des artistes engagés, pour et contre Milei
Comme on pourrait le croire, le nouveau président, autoproclamé « anarcho-capitaliste », n’est pas l’ami des artistes. Son projet de fermer un cinéma patrimonial et viscéral pour la culture argentine, le Gaumont – salle située non loin du Congrès argentin, à Buenos Aires, soulève l’ire de nombreuses personnalités. Parmi elles, Mirtha Legrand, vénérable animatrice de télévision nonagénaire et dont la parole compte dans ce pays. Legrand, elle-même actrice à un plus jeune âge, a déploré la fermeture du cinéma, qui appartient à l’INCAA (Instituto Nacional de Cine y Artes Audiovisuales), sorte d’ONF argentin. Sachant que l’INCAA est lui-même menacé de perdre son financement de l’État, l’affaire a mis le feu aux poudres. Pour Ricardo Darín, plus grand acteur de cinéma argentin vivant, « c’est du délire ».
Mais tous les artistes ne semblent pas être du même avis. Un autre grand acteur, Guillermo Francella dit appuyer Milei, en précisant « on savait que ça allait être une chirurgie majeure ».
Des appuis, certes, mais discrets et modérés
Qu’en est-il des partisans de Milei ? Les sociologues que nous avons rencontrés le reconnaissent, le nouveau président compte son lot de partisans, mais on les voit peu. Si on trouve pour l’instant peu de graffitis politiques anti-Milei – celle affichée en rubrique en est pour l’instant un rare exemple – dans les villes que nous avons pu visiter, on trouve également assez peu d’appuis affichés en public, sauf ceux émanant de la récente campagne électorale.
Les miléistes, assurent certains, ne pourraient pas, par exemple, lever une foule massive dans les rues de Buenos Aires, comme l’ont fait les inconditionnels de Bolsonaro au Brésil, il y a quelques semaines. D’autant que ce n’est pas dans la grande région métropolitaine entourant la capitale qu’on trouve ses plus grands appuis. Mais selon Pablo Perez, économiste et sociologue attaché au CONICET à l’UNLP (Universidad Nacional de La Plata) , « Milei existe beaucoup grâce aux médias sociaux, c’est sa force ; il dispose d’une armée de trolls ». C’est donc là que se retrouvent ses jeunes partisans.
Mais Milei attire aussi bon nombre d’aînés dans ses rangs clairsemés (son parti La Liberdad Avanza n’est que le troisième du pays) on serait tenté d’ajouter aussi grâce aux médias traditionnels, dont la radio hertzienne, très présente en Argentine. Il n’est pas rare d’entendre sur une radio de droite comme Radio Mitre, « ce président est le changement qu’il nous faut », propos élogieux venant souvent de personnes âgées, parfois modérés par un « soyons patients ».
D’ailleurs, ce son de cloche modérateur se fait entendre de plus en plus, tant le choc culturel, quand ce n’est pas économique, touche toutes les strates de la société. Ainsi, María, entendue à Radio Mitre : « J’ai voté Milei, car je voulais du changement, mais je n’aime pas la forme que prennent ses réformes » ; dans une opinion du grand quotidien de droite La Nación, Francisco Olivera écrit de son côté « la méthode de Milei et ses motifs sont déconcertants ». Dans les mêmes pages, on dit sentir un « gradualisme » de la part du nouveau président.
Pour se justifier, soit d’un parti pris ou au mieux d’une certaine neutralité, une partie de la droite traditionnelle — quand ce n’est pas de la gauche extra-péroniste — renvoie aussi dos-à-dos l’intolérance de Milei à celle longtemps exprimée par l’ancienne présidente Cristina Fernandez de Kirchner, plutôt clivante.
L’appui à Milei, frein à la contestation
Quand on vient à peine d’être élu, on bénéficie généralement d’une certaine lune de miel. Ce n’est pas le cas, en ce moment, surtout pour les électeurs qui n’ont pas choisi Milei au dernier scrutin. Et selon plusieurs observateurs, cet appui, tacite ou non, dont bénéficie le président explique en partie pourquoi une grande réaction concertée des syndicats et des mouvements sociaux se fait encore attendre. Certes, les mouvements sociaux protestent contre l’absence de soutien aux soupes populaires, essentielles pour dix millions d’Argentins. Et le 24 mars, les syndicats se sont joints à ces groupes, lors de l’anniversaire du coup d’État de 1976.
Localement, des profs, comme ceux attachés à l’agence gouvernementale Conicet (Conseil national de la recherche scientifique et technique)* à La Plata, font bien quelques petites marches, de temps à autre. Mais pour Federico, enseignant à cet endroit, « on voudrait que ça s’accélère ».
Pendant ce temps, le péronisme politique, à la différence du syndical, est quasiment invisible. Le régime argentin n’ayant pas d’opposition officielle et ses chefs étant de moins en moins crédibles aux yeux de grand nombre d’électeurs, ils et elles patientent, eux aussi. Et tout ce beau monde semble miser sur un échec de Milei.
Combien de temps tiendra Milei ?
« Dans quelques mois, il s’en va » : inimaginable en Occident, ce genre de prédictions, on peut en entendre des tas de versions en Argentine. Et cela n’étonne personne dans le Cône sud. Mais pour Carmen G, psychologue porteña à la retraite de 80 ans, ça ne fait pas de doute : « Ça va péter comme en 2001 », en référence au Corralito, crise au cours de laquelle plusieurs présidents se sont succédé en l’espace de quelques jours. Pour cet ex-réfugiée politique, le désarroi est total dans le pays et c’est ce qui pourrait causer un éclatement. « Ce pays s’en va à la merde », lance-t-elle.
Pour Adriana, historienne attachée au Conicet à La Plata, par contre, c’est le découragement qui domine. Elle dit le voir même sur le plan personnel, pas uniquement au sens collectif. « Il y a beaucoup d’anxiété et pas d’opposition, au mieux, on attend que ça passe », ajoute-t-elle.
Autre témoignage. Julia, fonctionnaire au gouvernement de la province de Buenos Aires (NDLR : qui n’inclut pas la ville du même nom), « je crois en fait que nous sommes un pays de droite ». Pour son amie Marisol, travailleuse sociale très active dans les milieux défavorisés, « il se passe des choses insolites dans ce pays ». Et enfin Léandro, prof attaché au Conicet raconte que c’est la première fois que dans ses cours d’économie des étudiants lui disent qu’il faut « tuer les pauvres ». Lui-même incrédule admet ne jamais avoir entendu ce genre de propos en classe.
Javier, syndicaliste adversaire déclaré du président l’avoue : « nous sommes dans la plus totale incertitude et vu les moyens de répression annoncés par Milei, on hésite à prendre la rue ».
Et alors …
On le voit, rien n’est simple en Argentine. On est toujours sous le choc, comme si on ne savait pas comment prendre ce président hors-cadre, dont on perçoit l’attitude comme celle d’un enfant. Certains soutiennent qu’à l’image d’un gros nuage furtif que ce n’est que du bla-bla. Mais quand on voit les conditions économiques se détériorer à vue d’œil et qu’empirent les compressions extrémistes de Milei, on peut se demander si on n’assiste pas là à une tempête parfaite.
*Le Conicet, regroupe 12000 chercheurs dans 300 institutions en Argentine. (Même la sérieuse revue Nature en a fait état https://www.nature.com/articles/d41586-024-00628-1 )