À propos de l'auteur : Pierre Deschamps

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La Règle du Jeu

Pierre Deschamps

Le populisme est souvent perçu comme une pathologie des démocraties représentatives rendues à bout de souffle. Entré dans le vocabulaire politique, le mot – polysémique – témoigne d’un rejet à droite comme à gauche d’institutions parlementaires qui ne seraient plus aptes à servir le peuple. Sous forme de questions-réponses [1], voici un aperçu de cette mouvance qui vise une recomposition sociale et politique radicale.

Quel est le moteur du populisme ?

La rage.

Quelles sont les principales caractéristiques du populisme ?

Le populisme apparaît être un vaste carnaval d’émotions irrationnelles où un public frustré est appelé à jouer un rôle et à partager ses angoisses et ses émois. Ce qui donne lieu à un sens du spectacle assez prononcé qui met en scène le leader populiste – l’homme-peuple, dixit Pierre Rosanvallon – et les idées qu’il véhicule. Dans le but de prendre à contre-pied l’élite médiatique qui passe son temps à maudire le populisme.

Tous les populistes cherchent à détruire un système dont ils estiment qu’il ne remplit pas sa fonction première, à savoir rapprocher les citoyens de la prise de décision. Quel que soit le système alternatif proposé, il s’agit de dépasser le système actuel de démocratie libérale et parlementaire, qui aurait montré ses limites, en lui substituant un modèle de participation plus directe.

Même si la participation citoyenne est sollicitée par les leaders populistes, elle n’en est pas moins manipulée. Il est nécessaire que les participants soient nombreux, qu’ils se rencontrent par hasard et qu’ils n’aient pas conscience des caractéristiques du système dans son ensemble. Car même lorsqu’elle se veut directe, la démocratie doit rester sous contrôle.

Quelles sont les cibles préférées du populisme ?

Le système libéral considéré comme inefficace et antidémocratique, voire corrompu. La démocratie représentative. L’establishment politique traditionnel. Les élites, la science, la justice institutionnalisée. Les minorités, la vérité, les faits [2]. Les vaccins, le libre-échange, l’immigration. L’ouverture des frontières, la globalisation. Les droits civiques, l’intégration européenne. La corruption de la classe politique. La précarité du monde du travail, l’abus des grandes entreprises aux dépens des petits actionnaires. Les privilèges des bien-nantis …

Quelles thématiques fondent l’offre populiste ?

Les principaux éléments sur lesquels reposent l’idéologie populiste dans les pays d’Europe et d’Amérique sont : la crise de 2008 décrite comme le point de départ d’un changement de dynamique des pouvoirs financiers, économiques, industriels, militaires et globaux ; la menace de la disparition de la classe moyenne ; l’anxiété de ses membres face à l’immigration et à la paupérisation ; la montée en puissance des modèles politiques et économiques alternatifs (Chine, Turquie, Russie) ; l’idée d’un déclin désormais terminal de l’Occident.

Quel système pour remplacer le libéralisme ?

Bien plus que des mesures spécifiques, les leaders populistes offrent aux électeurs une opportunité unique : voter pour eux signifie donner une claque aux gouvernants et remplacer le libéralisme défaillant par l’illibéralisme.

L’illibéralisme est un univers idéologique qui, comme le précise le dictionnaire en ligne Larousse, s’oppose au libéralisme, à ses principaux fondements, tels que la séparation des pouvoirs, l’indépendance de la justice, l’État de droit et les libertés individuelles.

L’État illibéral est avant tout un État fort, qui protège les petites gens et non les ploutocrates. Sa vocation est explicitement totalitaire, dans le sens qu’il cherche à représenter, non pas une partie, mais la totalité du « peuple ».

Dans sa mission, l’illibéralisme est confronté à un certain nombre d’obstacles, qualifiés d’ennemis : les organisations de la société civiles manipulées par l’étranger, le système judiciaire et, sur le Vieux-Continent, l’Union européenne, par exemple.

Où se situe le populisme sur l’échiquier politique ?

Le populisme puise une partie de sa force dans le fait qu’il n’est pas (toujours) aisé de le placer quelque part sur l’échiquier politique : en tant que force (qui se veut souvent) révolutionnaire, le populisme est par nature radical, mais il n’est pas assimilable dans le vieux système.

Ainsi le Mouvement 5 Étoiles, resté longtemps inclassable sur l’échiquier politique italien, s’allie tout d’abord à l’extrême droite de Matteo Salvini aux élections générales de 2018. Avec environ 34,5 % des voix, il devance largement les autres partis politiques. En 2019, il forme une coalition avec des formations de centre-gauche et de gauche (Parti démocrate, Liberi e Uguali, Italia Viva). Il faut dire qu’il s’agit là d’une tactique prisée par les populistes : être inclassables selon les standards de l’ancien monde, briser les totems et les tabous de la politique traditionnelle.

Quel usage du référendum par les populistes ?

La promotion de la démocratie directe, que l’on retrouve aussi bien chez les populistes de la gauche issus des mouvements anti-austérité que chez les populistes de la droite qui font régulièrement appel à la vox populi, passe par le biais de référendums ou de consultations citoyennes.

Du référendum, les populistes en usent à dessein, la question posée ouvrant parfois à une manipulation qui sert d’autres fins que celles de la question posée. Ainsi pour maintenir un semblant d’unité nationale derrière lui, Alexis Tsipras (ancien premier ministre grec) lance une consultation contre le plan d’austérité imposé en 2015 à la Grèce par la Troïka (Banque centrale européenne, Commission européenne, Fonds monétaire international). Huit mois plus tard, il décide contre toute attente d’adopter ce plan pour faire taire son opposition interne. Ou le référendum sur le Brexit dont s’est habilement servi Boris Johnson pour remplacer David Cameron au 19 Downing Street.

Le populisme s’est-il adapté à l’univers numérique ?

Sous ses habits actuels, le populisme apparaît comme une nouvelle forme de politique façonnée par Internet et par les nouvelles technologies. En usant d’algorithmes permettant la connexion directe entre les élites alternatives et le peuple, il canalise les envies, les craintes et les aspirations des « petites gens ».

Les plateformes animées par les populistes sont des microcosmes dans lesquels aucun argument n’est tabou et où la seule règle est la surenchère, pour attirer l’attention et choquer les bien-pensants avec des propos outranciers, misogynes, racistes ou antisémites.

Que disent les populistes aux ressortissants du monde numérique : votre monde est en danger, la machine puissante du politically correct et des censeurs démocrates veut vous enlever tout ce qui vous tient à cœur, la liberté d’expression, l’anonymat, c’est-à-dire l’essence de ce qui a défini jusqu’ici la cyberculture.

Les liens qui se tissent entre populisme et disruption technologique et médiatique reposent sur la sagesse des foules, un élément fondamental de l’idéologie populiste de la Silicon Valley qui se résume ainsi : ne vous fiez pas aux experts, les gens en savent plus.

Les populistes raffolent du trolling (un phénomène de perturbation des débats qui vise à semer le chaos), une forme de journalisme fait par quelqu’un qui n’est pas assis dans une rédaction. Quant aux trolls (des sortes de hordes numériques dont l’action vise à faire le plus de dommages possibles), ils sont les seules personnes qui aux yeux des populistes disent encore la vérité, comme les bouffons au Moyen Âge, mais cette fois derrière la surface d’un écran. Il s’ensuit que pour ceux-là faire de la politique consiste à publier des commentaires sur un blog et à diffuser des messages (posts) sur un forum ou sur un blog.

Comment les populistes utilisent-ils l’univers numérique ?

Au Brésil, les communicants au service du candidat ultranationaliste Jair Bolsonaro ont acheté des milliers de numéros de téléphone portable pour bombarder les utilisateurs de WhatApp (application mobile qui fournit un système de messagerie instantanée) de messages et de fake news [3].

En 2014, des dizaines de milliers d’Italiens, souvent novices sur Internet, ont accepté de s’enregistrer exprès sur les réseaux sociaux pour devenir les avatars de Matteo Salvini et répandre ses idées.

Pour obtenir des résultats élevés lors du vote sur le Brexit (juin 2016), l’entreprise AggregateHQ a récolté des données qui lui ont permis de diffuser plus d’un milliard de messages personnalisés pendant la campagne sur la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne.

Depuis l’élection de Donald Trump en 2016, les réseaux sociaux ont fonctionné comme un formidable multiplicateur de l’idéologie populiste américaine, se nourrissant des ingrédients les plus disparates pour alimenter une épidémie de colère qui s’est transférée de la dimension virtuelle à la réalité (entre autres situations, l’assaut du Capitole des États-Unis le 6 janvier 2021) [4].

Est-ce que pour le populisme le ridicule tue ?

En 2013, au Royaume-Uni, sur la chaîne de télévision Channel Four, surgit l’image de synthèse de Waldo, un petit ours bleu, une étrange bête qui se nourrit de rage, de paranoïa et de frustration.

Tout en utilisant un langage offensif et vulgaire, l’ourson parle comme les gens « ordinaires », agissant comme miroir du pire. Ce qui induit chez ses suiveurs une libération de la parole et des comportements.

Réputé pour son impolitesse et son ignorance, Waldo est rapidement devenu, en populiste pur-jus, le porte-parole des laissés-pour-compte de tout le Royaume-Uni.

Qu’est-ce qui distingue le populisme de la gauche de celui de la droite ?

Très souvent sans leader incontesté, la gauche se perd souvent dans des querelles de chapelle qui se doublent également de querelles de personnes. Ainsi Pablo Iglesias et Iñigo Errejó, deux figures dominantes du parti espagnol Podomos ; tout comme Alexis Tsipras et Yanis Varoufakis du parti grec Syriza qui s’opposent frontalement. Une fois ces querelles éteintes, les partis en cause deviennent rapidement des gauches traditionnelles.

À droite, le charisme des chefs de file populistes leur permettrait d’organiser plus résolument leur doctrine et de l’énoncer plus clairement. Une particularité qui s’expliquerait par le culte rémanent de l’homme fort qui conduit à l’émergence, quasi naturelle, pourrait-t-on dire, des Trump, Berlusconi, Orbán, Bolsonaro et autres semblables.

Comment l’establishment a-t-il réagi au populisme ?

Les années 2015-2019 sont celles d’une vague populiste qui semblait quasi inarrêtable. Le danger était tel que des stratégies ont émergé pour tenter d’endiguer une menace qui faisait plus que pointer son nez.

En France, le cordon sanitaire est devenu le front républicain dont la visée est de s’assurer qu’aucun accord ne sera signé avec la droite populiste. En Allemagne, le cordon cède, tant à gauche qu’à droite, pour éviter des naufrages électoraux. Très tôt, il apparaît qu’il s’avère en certains endroits difficile d’éviter des alliances de circonstance avec les populistes.

La politique de la main tendue voit certains partis populistes faire leur entrée au gouvernement : en Italie, le Mouvement 5 Étoiles de Luigi Di Maio ; en Norvège, le Parti du progrès de Siv Jensen ; en Espagne, les populistes de Posemos en sont d’éclatants exemples.

Un milliardaire américain – qui dira de ses suiveurs qu’ils sont des personnes exactement comme lui, seulement elles sont pauvres – ambitionne de devenir le candidat républicain à l’élection de 2016. Après s’être moqué du héros de guerre John McCain et des vétérans de guerre, il est vivement réprouvé par l’establishment du Parti républicain. Face à sa popularité grandissante, l’élite républicaine hisse le drapeau blanc et cesse les hostilités. Une prudente dose de pragmatisme, car Donald Trump président aurait le pouvoir de nommer plus de 4 000 fonctionnaires du gouvernement fédéral (ambassadeurs, procureurs, directeurs des agences indépendantes du gouvernement) et toute la latitude voulue pour briser la carrière de ses opposants.

Pour ce qui est de la stratégie de l’étreinte, elle consiste grossièrement à adopter une partie de l’agenda populiste tout en gardant ses distances. C’est ce qu’a fait Nicolas Sarkozy à l’élection présidentielle de 2012, en suivant en cela les avis de Patrick Buisson, un de ses proches conseillers qui l’accompagne depuis l’époque où il était ministre de l’Intérieur.

Avec pour résultat que Marine le Pen obtient plus de voix et un pourcentage plus élevé de voix que son père Jean-Marie à l’élection présidentielle de 2002 contre Jacques Chirac. Un résultat qui a fait naître une toute nouvelle expression : le « populisme décent », qui allait préfigurer le postpopulisme, lequel marquerait la lente marée basse du populisme.

Qu’est-ce que le postpopulisme ?

La droite franchit le pas du postpopulisme à la suite d’élections législatives dans deux pays européens : l’Italie et la Suède, avec dans les deux cas un même résultat : une victoire électorale pour une union des droites, dans laquelle le parti ayant récolté le plus de voix était situé par ses adversaires à l’extrême droite du spectre politique.

En Italie, Giorgia Meloni, qui a été élue présidente du Conseil italien (Première ministre, autrement dit), estime qu’il est plus important d’être de droite que d’être populiste – une doctrine à laquelle elle n’adhère pas. Elle prône plutôt une droite qui n’inclut pas le Mouvement 5 Étoiles, affirmant par ailleurs péremptoirement ne jamais vouloir gouverner avec la gauche.

Il s’ensuit qu’elle a une approche centralisatrice du pouvoir qui s’exerce par une élection et non par la démocratie directe, se distanciant de toute initiative qui sortirait du cadre strictement légal. En cela, Giorgia Meloni a habilement mis à profit l’humeur de l’électorat de droite qui s’est lassé du populisme light de Sylvio Berlusconi et du populisme brut de Matteo Salvini. Sous son leadership, le nouveau gouvernement italien s’inscrit clairement dans une logique postpopuliste.

En Suède, après une longue mue qui débouche sur l’abandon de son allié populiste, les Démocrates de Suède obtiennent aux élections législatives de 2022 un score de 20,7 % des voix, ce qui lui vaut d’être le premier parti de droite du pays.

Ces expériences de postpopulisme propres à l’Europe marqueraient la reprise en main de l’électorat populaire par la droite. Cela dit, si le postpopulisme veut dépasser le populisme, rien n’est encore prouvé qu’il puisse le remplacer.

[1] Les réponses aux questions présentées ici s’appuient sur un rendu nécessairement fragmentaire de Post-populisme ( Thibault Muzergues, L’Observatoire, Paris, 2024, 255 pages) et Les ingénieurs du chaos (Giuliano da Empoli, JC Lattès, Paris, 2019, 203 pages).

[2] Chacun a droit à ses propres opinions, mais pas à ses propres faits, Daniel Patrick Moynihan.

[3] Une étude du MIT a démontré qu’une fausse information a, en moyenne, 70 % de probabilité en plus d’être partagée sur Internet, car elle est en général plus originale qu’une vraie.

[4] Les méchants ont sans doute compris quelque chose que les bons ignorent, A. Stewart Konigsberg.

 

 

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