À propos de l'auteur : Diane Précourt

Catégories : Tourisme, Santé

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Des fresques ornant le plafond de la basilique de Santa Croce à Florence, en Italie, où Stendhal a éprouvé des malaises du syndrome qui porte maintenant son nom.

Diane Précourt

Le jeune vingtenaire rêvait de mettre le cap sur le pays du Taj Mahal, affectueusement dépeint par des proches qui y avaient beaucoup frayé. Ainsi baigné dans l’ambiance depuis tout petit, il s’imaginait pouvoir se fondre aisément dans cet État mythique d’Asie du Sud cinq fois millénaire. C’était sans doute mal jauger la portée des sentiments que peuvent provoquer de visu les pics de l’Himalaya, le rivage de l’océan Indien et les eaux du Gange peuplées de pèlerins alanguis, pour dire le moins. Résultat : un voyage idyllique au cœur de la terre de Gandhi à troquer contre un autre vers l’hôpital, le syndrome de Stendhal ayant sévi, avec une psychose dans la valise pour le vol de retour.

Si ce traumatisme porte le nom de plume d’Henri Beyle, c’est que l’écrivain français raconte l’expérience insolite qu’il a vécue en 1817, à Firenze, dans son roman autobiographique Rome, Naples et Florence (éditions Delaunay, Paris, 1826). « J’étais arrivé à ce point d’émotion où se rencontrent les sensations célestes données par les beaux-arts et les sentiments passionnés, écrit-il. En sortant de Santa Croce, j’avais un battement de cœur, la vie était épuisée chez moi, je marchais avec la crainte de tomber. »

Une personne submergée par un trop-plein de semblables émois devant la beauté d’œuvres d’art, de fresques anciennes, de trésors historiques ou de bijoux archéologiques peut éprouver des symptômes psychosomatiques tels que tremblements, vertiges, hallucinations, rythme cardiaque affolé, sentiment d’épuisement, voire de dépersonnalisation. Stendhal y a goûté, à cette médecine.

Et nullement question ici de consommation de drogues ou de toxines, ni d’antécédents de troubles psychiatriques, en opposition au « voyage pathologique » qui, lui, réfère à des problèmes psychologiques préexistants. Les aventures existentielles comme celle d’une Julia Roberts partie prier en Inde pour mettre un baume sur un épisode de sa vie dans le film Mange, prie, aime ne connaissent pas toujours un générique heureux.

Ainsi, notre jeune touriste, obnubilé par une immense décharge de merveilles sous les yeux, peine à en assimiler tout le bagage sensuel. L’excitation ou, mieux, l’euphorie ressentie va alors muter en un étrange malaise, à la fois physique et psychique. Dont les conséquences iront bien au-delà de la durée de son séjour au royaume du spirituel, du yoga et de la méditation.

Les ravages dans les parages

Peu ou mal connu du grand public et non reconnu par les professionnels de la santé mentale, le syndrome de Stendhal ne manque toutefois pas de faire des ravages. Même chez un homme de la stature de l’auteur de La Chartreuse de Parme et de Le Rouge et le Noir, pourtant rompu à la fréquentation artistique. Outre les psychiatres et les psychologues qui se sont penchés sur ce mal de l’art chez les voyageurs, des écrivains et des cinéastes s’inspirent sporadiquement du phénomène. Le réalisateur Dario Argento a produit Le Syndrome de Stendhal dès 1996, où une policière en est affectée. Dans La Grande Bellezza (2013), Paolo Sorrentino montre un touriste atteint de la maladie au contact de Rome l’enchanteresse. Le Québécois Jean Beaudin a tourné Sans elle en 2005, dans lequel une jeune violoniste en sera victime à son retour de Florence. D’autres créateurs abordent aussi le sujet, à des degrés divers.

Mais cette ville, berceau de la Renaissance, pétrie de joyaux culturels, artistiques et architecturaux, ne détient pas l’exclusivité d’un mal-être sournois qui se manifeste en présence de chefs-d’œuvre, même si elle en porte souvent le nom à l’instar de celui de Stendhal. Notons seulement les syndromes de Paris, de Jérusalem, d’Ulysse, de La Mecque, de Gauguin…

Pourrait-on apparenter à ces désordres, par exemple, les troubles sociaux-affectifs engendrés par un plongeon soudain dans une culture aux antipodes de la sienne et longtemps idéalisée ; les évanouissements de croyants hyper-religieux à la seule vue du pape en chair et en os ; les réactions hystériques de groupies en pâmoison devant une rock star ; les soumissions aveugles d’adeptes d’une secte privés de tout repère devant leur gourou ? Et quoi encore.

Voir Venise et mourir

Les nouvelles explorations immersives en art et autres procédés d’environnement 3D, qui propulsent le spectateur de tout son être dans un univers marginal bien qu’accroché à la réalité, pourraient-ils favoriser, voire déclencher ce genre de syndromes pernicieux ? Certains individus auraient-ils une propension à franchir l’acte technologique pour s’investir corps et âme dans un contexte virtuel comme si elles y étaient, au risque de sombrer dans un grave égarement? Sans compter les applications naissantes de l’intelligence artificielle, porteuses d’éventuelles dérives aux multiples visages ?

Il faudra encore moult recherches et expériences pour en conclure. Dans leur essence même, les syndromes du voyageur, loin d’être suffisamment documentés actuellement, sont pourtant préoccupants. Même des compagnies d’assurance-tourisme non seulement y font allusion, mais vont jusqu’à proposer des protections à l’avenant.

Quoi ? « Voir Venise et mourir ? » Bien qu’on ne s’entende pas sur l’origine de l’expression, elle n’en est pas moins lourde de non-dits, émotionnels autant que pragmatiques. Si elle réfère tantôt à la finitude des incontournables à explorer avant de passer l’arme à gauche, tantôt à l’impérieuse attirance de visiteurs envers la bellissime au point de défier la peste qui y fait rage au XVIe siècle et au risque de trépasser, c’est à n’y comprendre que dalle. Mais alors, comme pour tout ce qui se rapporte au voyage, chacun peut franchement y coller son propre sens. À la condition de se prémunir contre la menace de syndromes tels que celui de Stendhal, lui qui, du reste, fut emporté par une attaque d’apoplexie.

Stendhal

Florence au coucher du soleil

       Florence au coucher du soleil

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