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D’éminents représentants de La Presse et de À Bâbord se sont récemment publiquement coltaillés. Tout en parlant de deux sortes différentes de journalisme, ils ont déclaré défendre le journalisme. L’enjeu annoncé est la démarcation entre le journalisme et le militantisme.
Jean Dussault
François Cardinal(1) et Philippe de Grosbois(2) affirment tous deux, avec raison, poursuivre le noble but de servir l’intérêt public. Ce n’est pas parce qu’ils ne s’entendent pas sur la façon de le faire que l’un ou l’autre a tort.
Journal engagé
Il faut faire la différence entre un media d’information et un organe d’opinion: La Presse et À Bâbord ne sont pas le même genre de véhicule. Le Devoir et Couac non plus.
Pas plus que ne l’étaient jadis Montréal-Matin et Le Jour, tous deux morts en 1978.
Le premier était soupçonné d’avoir été le véhicule de l’Union nationale, mais se présentait comme un media d’information. Le Jour s’affirmait en faveur de la souveraineté du Québec, tous les fédéralistes pouvaient le démoniser allègrement, mais personne ne pouvait l’accuser de dessein secret.
Hier comme aujourd’hui, la tendance est d’accuser les « généralistes » d’être hypocritement à la solde des classes dominantes et de reprocher aux « engagés » de faire passer leur mission avant les faits.
Or, les deux ont leur place et vaut mieux laisser la population se faire une idée de l’un et de l’autre.
Distinction essentielle
Le pamphlet clairement identifié ne pose pas de problème d’interprétation. Le danger survient et surgit quand des journalistes rattaché.es à des media officiellement neutres veulent le beurre et l’argent du beurre : profiter de la crédibilité de leur employeur pour faire avancer leurs opinions personnelles. À se demander si c’est mesquin ou odieux.
Fox News est, heureusement, une exception nord-américaine: qu’elle se prétende une télévision d’information confirme que pullulent les « fake news ».
Journalisme 101
L’objectivité n’existe pas.
Exemple extrême : l’orpheline de djihadistes qui grandit dans un camp kurde de la Syrie voit les choses de, disons, un certain angle. Le garçon américain que le statut social des parents destine aux plus chères universités a, admettons, une autre perspective.
Question de perspective, la différence entre les valeurs prétendu humaines est moins caricaturale que celle entre les ados ci-haut mentionnés, mais elle est tout aussi évidente. Ces fondements sont plus le fruit de l’origine, de l’éducation et de l’environnement que d’un destin magnanime et unanime dessiné par une quelconque force aussi surnaturelle que généralement respectée.
Les faits sont immuables, mais la vérité reçue ne l’est pas.
Tout le monde ne pense pas pareil parce que tout le monde n’est pas pareil.
Le latin de Tintin
Signe des temps, Hergé s’est excusé du langage de son héros au Congo. De même, sans doute quelqu’un ici devra se faire pardonner un jour d’avoir écrit sur l’Université d’Ottawoke.
Le temps est un marqueur indélébile.
(Il faut par ailleurs remercier l’intrépide reporter de nous avoir appris où loge À Bâbord. Le capitaine Haddock lui avait expliqué que bâbord et tribord sont identifiables par le mot batterie : « ba » est à la gauche de « tri» quand on regarde devant).
Le/la journaliste honnête sait que la vérité, comme l’objectivité, a une agaçante tendance à se déguiser au gré des ans et des modes. Quiconque devient journaliste, par hasard ou par choix, doit connaître et reconnaître la différence, voire la divergence fondamentale entre les acquis de chacun.e. La reconnaissance et l’acceptation de ces bagages variés permettent aux journalistes, les forcent même à admettre qu’il y a toujours, toujours au moins deux côtés à chaque médaille.
Le service public
Le journalisme a pour mission essentielle de contribuer à la découverte, à l’explication et à la publication des faits et des idées qui entourent les questions d’intérêt public.
Le job du journaliste honnête consiste à en présenter le plus grand nombre pour permettre, et laisser, au citoyen de faire des choix mieux éclairés. Non pas que toutes les idées se valent, mais toutes les idées valent d’être exposées. Une fois les options présentées, les choix ne relèvent pas des journalistes, ils appartiennent aux personnes de plus en plus rares sur cette planète qui ont encore le droit légal d’exprimer leur opinion.
Le journalisme qui ne vise pas cet objectif de service public se condamne à devenir une « voix officielle » de ceci ou de cela et, pire, il prive la société qui le nourrit de son poumon de réflexion.
Société distincte individuelle
Pendant un demi-siècle, tout.e journaliste assigné.e à la couverture politique québécoise était identifié.e, ou dénoncé.e, comme maudit fédéraliste ou séparatiste vendu. Ou le contraire.
Que voilà l’illustration parfaite que beaucoup de citoyens.nes entendent/lisent/voient bien ce qu’ils.elles veulent. Comme quoi l’accusation d’un biais journalistique n’en est pas la preuve.
Société distincte institutionnelle
Au lendemain du référendum québécois de 1995, les données ont démontré que Radio-Canada avait rapporté 50 % de propos favorables à la cause du non et la même proportion pour les tenants du oui.
Du côté de CBC, le ratio était de 80 % citant des arguments en faveur du non, 20 % en sens contraire.
Biais scandaleux ? Plus probablement l’honnête reflet du bassin dans lequel baignent l’un et l’autre réseau.
Miss CBC
Des journalistes souhaitent prendre publiquement position pour ou contre ceci ou cela à l’intérieur même de leur travail quotidien.
Le cas le plus flagrant est celui de l’animatrice d’une émission d’information de CBC-TV qui porte un voile musulman devant la caméra. Ginella Messa porterait en ondes une casquette d’un parti politique qu’un patron de la CBC la renverrait dûment se recoiffer.
Ah ! Le terrain
D’autres journalistes réclament le « droit » d’aller manifester dans la rue en tant que citoyen.ne. Or, même en dehors des heures de bureau, le/la journaliste doit, hum, se la fermer en public. Il en va de la crédibilité du prochain reportage dudit reporter.
Quand un.e journaliste émet publiquement une opinion, il/elle devient au minimum éditorialiste ; au maximum militant.
Nobles postures s’il en est, mais néanmoins des éteignoirs de neutralité journalistique.
Dans le même ordre, il est tout à fait indu pour un.e journaliste d’aller animer tel ou tel colloque. Diriger bénévolement un débat bon enfant dans une soirée de Vélo Québec(3) semble bien anodin comparativement à le faire avec cachet à l’avenant devant une association de compagnies pétrolières.
Quoique les cyclistes aient généralement meilleure réputation que les sables bitumineux, aider les uns ou les autres dans leurs relations publiques n’est pas le rôle des journalistes.
Les journalistes doivent se contenter de journaliser.
C’est la seule façon de faire leur job, de servir le public.
1 -LaPresse+ : 13-11-22
2 -LaPresse+ : 16-11-22
3- L’auteur de ces lignes l’a fait au siècle dernier…