À propos de l'auteur : Richard Massicotte

Catégories : International

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Montage : Richard Massicotte

« Bouchonnée de toutes parts, où s’en va l’Argentine? ». Ce pays a épuisé le nombre de formules vides de sens tout autant que grandiloquentes.

Richard Massicotte

L’Argentine semble au bord du précipice économique. Avec une inflation annuelle de 100 %, rien ne va plus et on songe au pire. Pour tenter d’y voir plus clair, je me suis entretenu le 7 octobre dernier avec Pablo Ernesto Perez, économiste et sociologue, chercheur au CONICET (Consejo Nacional de Investigaciones Científicas y Técnicas) de La Plata, non loin de Buenos Aires. M. Perez était de passage au Québec pour participer à une série de colloques en lien avec ses travaux. Nous l’avons rencontré en Estrie.

Vous semble-t-il que la situation en Argentine n’est qu’une autre étape du drame continuel de ce pays ? 

Le problème principal de l’Argentine est ce qu’on appelle dans la documentation les restrictions à l’importation (restricción externa, en espagnol), car le manque de devises, empêche ou ralentit la possibilité pour l’Argentine de soutenir son développement économique. Pour assurer sa croissance, l’Argentine a besoin de dollars. Et ces devises proviennent du secteur agroalimentaire qui est un exportateur majeur. Mais comme ce secteur n’est pas concurrentiel sur le plan international, il a besoin d’importer du capital …

Mais cela a toujours existé.

Oui, depuis toujours … C’est un éternel problème en Argentine.

C’est pourquoi on dit d’ailleurs à la blague, que le problème du pays en est un de restricción eterna. C’est comme si le balancier va d’un côté et de l’autre, de la croissance à la décroissance économique. Typiquement, il y a deux solutions pour remédier à ce problème. Soit on fait des demandes de prêts au Fonds monétaire international, le FMI, ou à la Banque mondiale ou aux pays occidentaux, ou encore on dévalue le peso argentin. Évidemment, la dévaluation améliore nos comptes avec l’extérieur, puisqu’on exporte plus et on importe moins. Mais cela comporte un coût à l’intérieur du pays, notamment celui de la hausse des prix, de la baisse réelle des salaires, des retraites, des aides financières de l’État, du pouvoir d’achat et donc l’inflation.

Tout un dilemme …

C’est un éternel dilemme, en effet. D’une part, les gouvernements de types libéraux (tel celui de Macri) mettent la priorité sur le remboursement au FMI, de cette façon ils s’endettent et contribuent à la dévaluation du peso argentin. D’autre part, les gouvernements plus populistes privilégient la situation interne du pays, ce qui génère des conflits avec le FMI, en reportant à plus tard le remboursement aux créanciers internationaux.

Alors où se trouve ce pendule, à l’heure actuelle ?

La situation est plus que problématique. On a eu quatre années de gouvernement de Mauricio Macri (2015-2019), néo-libéral, qui s’est lourdement endetté. Ensuite on a eu ce gouvernement dit populaire d’Alberto Fernandez, péroniste, qui a promis des augmentations de salaires, des retraites améliorées, mais sans succès. De fait, tant les salaires que les retraites ont connu des baisses depuis les quatre dernières années; donc le péronisme n’a pas respecté ses promesses. Fernandez a mis cet échec sur le dos de la pandémie, puis de la guerre entre la Russie et l’Ukraine, qui a entraîné l’inflation que l’on sait.

Nous croyons de notre côté que tout cela est attribuable au système lui-même. Mais le péronisme oscille entre rembourser et ne pas rembourser les créanciers de l’Argentine.

Tout ça semble servir au péronisme, non ?

Je ne sais pas vraiment si ça lui sert, car il est sur le point de perdre les élections présidentielles du 22 octobre (NDLR : Sergio Massa, actuel ministre de l’Économie, est le candidat péroniste à ce scrutin). Avant, cette valse-hésitation servait au péronisme, mais plus maintenant. Tout ça est un bouillon de culture pour de nouvelles et étranges propositions, comme celles de Javier Milei, qui veut en finir avec tout ça (NDLR : candidat très à droite arrivé en première place aux primaires argentines cette année).

On va revenir à Milei, mais je voudrais d’abord parler de la crise économique actuelle. L’Argentine nous semble, vu de l’extérieur, comme un pays éternellement en crise. Avec cette inflation annuelle de 100 %, ce n’est pas aussi grave qu’en 2001 ou qu’avec l’hyper-inflation des années Alfonsin; mais n’est-ce pas vers quelque chose d’aussi dramatique que se dirige le pays ?

Bien sûr, on peut voir les similitudes avec ce passé. Car le dilemme entre satisfaire le FMI et les besoins internes de l’Argentine est toujours présent. Car quand un gouvernement argentin veut améliorer, par exemple, les salaires, il contribue à l’endettement du pays. Et quand un autre veut rembourser les créanciers internationaux, il le fait aux dépens des salaires des Argentins. Donc, oui, il y a plusieurs rapprochements que l’on peut faire. L’endettement est très lourd et il s’accompagne d’un manque de devises.

Et comment ça se vit au quotidien pour les Argentins ?

Ça se vit très mal. Parce que durant les huit dernières années, le pouvoir d’achat a baissé, les salaires et les retraites aussi, de même que les aides de l’État. La pauvreté atteint maintenant 40 % de la population argentine, ce qui est le double de ce qu’on identifie habituellement en Argentine. C’est en fait comparable à ce qui s’est vécu à l’époque du corralito, en 2001.  À l’époque, on a connu une très forte dévaluation du peso argentin. Le président Menem avait instauré le uno por uno, c’est-à-dire qu’un peso valait un dollar américain, puis lors de la crise, on a eu une dévaluation très forte, qui a causé une chute abrupte des salaires réels des Argentins. Actuellement, la situation n’a pas encore atteint une telle ampleur, mais le dollar continue sa remontée en Argentine. Et chaque fois que le dollar monte, les prix sont eux aussi à la hausse et les salaires et autres revenus sont en baisse.

Et ça ressemble à quoi, ces hausses de prix ?

Les hausses de prix affectent surtout les produits alimentaires, où l’inflation est de 10 % par mois et de 100 % par année. Plus que l’essence, parce que le prix du carburant est réglementé par l’État. Le péronisme a nationalisé certains secteurs de l’YPF (Yacimientos Petrolíferos Fiscales, entreprise pétrolifère d’État, privatisée par Menem). Mais dans le cas des denrées alimentaires, il n’y a pas d’aide de l’État.

Il n’y a pas de réglementation dans ce cas-là ?

Il y a ce qu’on appelle une surveillance des prix (precios cuidados), mais les entreprises réussissent à contourner ces mesures en offrant peu ou pas des produits de base touchés par cette réglementation. Par exemple, un litre de lait qui vaudrait 500 pesos serait difficile ou impossible à trouver sur les étagères, au contraire de celui qui se vend à 800 pesos ou davantage. Le pouvoir réglementaire de l’État est donc plutôt faible, au contraire de la toute-puissance des entreprises, donc de nombreuses sont des multinationales. Et bien sûr, celles-ci contribuent à l’exode des devises.

Donc c’est un peu tout le monde qui est touché ?

Oui, de fait tout le monde subit les contre-coups de cette situation. Dans les cercles gouvernementaux, on soutient que cette pauvreté ne serait peut-être pas aussi élevée qu’on le dit. La façon de mesurer cette pauvreté serait en cause. Comment expliquer, par exemple, que lors de concerts d’artistes étrangers, les stades se remplissent alors que les places se vendent chacune à 100 $US ou plus ?

Nous les économistes croyons plutôt qu’on a affaire à deux Argentines.  Il y a d’un côté comme une classe moyenne supérieure qui peut consommer, des spectacles internationaux, mais aussi voyager à l’étranger, et de l’autre une classe paupérisée qui arrive à peine à joindre les deux bouts.

Et d’où viennent ces nouveaux pauvres ?

On peut parler de deux types de pauvretés. La pauvreté structurelle, qui se situe à environ 15 % de la population, selon les recensements faits tous les dix ans et la pauvreté conjoncturelle, qui est à 40 % en ce moment, et qui elle se mesure chaque mois. Et ces nouveaux pauvres ont tout à voir, avec l’inflation.   

Maintenant qu’on a exposé le contexte économique, parlons politique. J’ai été étonné de voir qu’au premier débat présidentiel, le 1er octobre, on n’ait assez peu parlé de pauvreté.

Pour moi, bien sûr, c’est avant tout un problème macro-économique, mais les politiciens disent c’est ponctuel et donc « nous allons régler l’inflation, et ça va s’améliorer ».

Évidemment, en Argentine, on s’est habitué à vivre avec la pauvreté et l’inflation, ce qui n’est pas souhaitable. Je vais vous donner un exemple. Chaque fois que nous recevons notre paie, c’est mon cas, nous la déposons dans un compte à taux fixe pour nous protéger de l’inflation. Comme les taux d’intérêt sont très élevés en Argentine, plus de 110 %, si ton salaire est de 100 000 pesos, tu auras environ 110 000 pesos. Donc tout un chacun trouve des moyens pour se protéger de l’inflation. Et comme toujours, les plus fortunés et les plus informés sont mieux équipés pour y faire face. C’est un phénomène très marquant, en Argentine.

Tout ça pour dire que pour les politiciens, l’inflation résolue tout ira mieux. (NDLR : Massa a même dit, durant le débat du 8 octobre : « Le pire est passé, nous sommes en train de sortir de cette crise .»)

Ce qui m’amène à vous demander, si on peut résoudre ce problème ?

On pourrait le faire, mais les trois principaux partis politiques ne proposent pas de solutions adéquates pour y arriver. Ils proposent tous de vendre davantage de ressources naturelles à l’étranger. Cela se fait déjà, mais ils veulent aller plus loin. Les gouvernements progressistes veulent plus d’industrialisation, parce que ça rapporte plus en salaires que l’agriculture et les mines, par exemple. Mais en ce moment, comme l’industrie argentine n’est pas concurrentielle, l’État doit intervenir. Donc, vendons plus de lithium et de pétrole à l’étranger pour engranger les devises, se disent-ils. Sauf que la contrepartie de ça, c’est des bas salaires et pas de réelle augmentation du niveau de vie.

En fait, le problème c’est qu’avec cette alternance entre libéraux et péronistes, l’instabilité économique est constante, en Argentine.  

On vous sent plutôt pessimiste pour l’Argentine … 

C’est vrai, notamment parce que les trois principaux partis veulent continuer à rembourser le FMI. L’Argentine est très endettée, tandis que le Fonds propose une réforme du droit du travail – euphémisme pour parler de baisser les salaires (assez élevés en Argentine, vu un fort taux de syndicalisation – et une réforme des retraites, trop généreuses aux yeux du FMI. L’organisme veut aussi que l’État cesse ses subventions dans le domaine de l’essence, de la santé, de l’électricité, de l’eau et du gaz, par exemple. L’objectif du Fonds étant d’éliminer le déficit fiscal de l’Argentine.

Donc à court terme, je ne vois pas de solution au problème. D’ailleurs, pour se gagner la faveur de l’électorat, l’actuel ministre Massa a éliminé l’impôt sur le revenu pour la plupart des salariés et a accordé plusieurs crédits avantageux, tout ça à l’encontre du FMI.

il n’y a plus d’impôt sur le revenu en Argentine ? Et comment un État peut-il fonctionner ainsi ?

Il y a de l’impôt seulement pour ceux qui gagnent 2000 $US/mois et plus. Nous, par exemple chercheurs au CONICET, gagnons 700-800$US/mois. Eh oui, bonne question… on ne sait pas ce qui va survenir, car c’est bien sûr une mesure électoraliste. Mais ça correspond aux désirs des gens. Qui résoudra ça ? Soit Massa lui-même ou son successeur.

Le phénomène Milei, parlons-en. Il semble sorti de nulle part. Son ascension est liée à la situation économique argentine, selon vous ?

Depuis huit ans, une grande partie de la population argentine n’a pas vu sa qualité de vie s’améliorer, au contraire. Ces gens voulaient un changement pour le mieux et ils ne l’ont pas eu. On peut se demander pourquoi ce désenchantement n’a pas favorisé la gauche. Mais ce qu’on voit, en Amérique latine comme ailleurs dans le monde, c’est que l’individualisme et la méritocratie sont en croissance. « Chacun a ce qu’il mérite », entend-on. Le pauvre n’est pas dans cette situation à cause du capitalisme, comme dirait Marx ou parce que l’État ne fonctionne pas comme il faut, comme diraient les keynésiens, mais parce que tu as mal agi. À cela s’ajoute l’esprit entrepreneurial, « sois ton propre patron ».

C’est très présent en Argentine ce discours. On l’entend dans les médias, les médias sociaux, et on l’entendait aussi beaucoup chez Macri, par exemple. Donc que l’État ne représente plus une solution, mais un problème. Dans ce contexte, les idées de gauche ne sont pas les bienvenues. La table était donc mise pour l’arrivée d’un Milei.

Cela dit, je ne crois pas que Milei avait autant de force en soi, au départ. Ce qu’on craignait au départ, du côté des péronistes, c’était un retour de Macri, en la personne notamment de Patricia Bullrich, candidate présidentielle de son parti. Mais le péronisme, pour diminuer l’influence du macrisme, a encouragé la montée de Milei, sans en prévoir l’effet. On pensait à au plus un vote de 20% aux récentes primaires pour Milei, alors qu’il a obtenu plus de 30 % des voix. Il a pu compter aussi sur une certaine fatigue de l’électorat.

Il y a les jeunes qui appuient Milei, mais qui sont ses autres appuis ? 

On ne le sait pas très bien, justement. Les jeunes en sont, mais pas seulement, compte tenu du nombre de votes qu’il a obtenus aux primaires. Mais ses électeurs ne sont pas des libertariens, une culture quasi inexistante en Argentine. C’est encore la situation l’économie qui joue, ici. On compte environ 50% de travailleurs au noir dans ce pays, qui n’ont pas de filet social. Eux, n’ont rien à perdre et ils votent donc Milei.   

Ce phénomène Milei était inévitable en Argentine ou pas ?

Je ne sais pas si on peut dire inévitable. S’il y a un deuxième tour, le 19 novembre, il est fort possible qu’un opposant à Milei l’emporte, que ce soit Massa ou Bullrich. De toute façon, ce phénomène va demeurer, car il est très anti-système et ça le rend populaire. Il propose des solutions simplistes à des problèmes complexes, notamment la dollarisation de l’économie et l’élimination de la banque centrale argentine. Il va même proposer que les gens vendent leurs organes pour se faire un peu d’argent, puis il se dédit. Mais pour l’instant, Milei ne semble pas avoir recueilli l’appui des milieux financiers. Je ne crois pas ni n’espère qu’il sera le prochain président argentin.

Je voudrais croire que Milei ne va pas gagner. Mais au fur et à mesure qu’il s’approche du pouvoir, il met de côté ses propositions loufoques. Cependant, quand Milei maintient que l’État équivaut à corruption, c’est bien sûr qu’il touche une corde sensible chez l’Argentin moyen.

L’auteur en compagnie de l’économiste et sociologue Pablo Ernesto Pérez

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