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La mort de 27 migrants le 24 novembre dans le naufrage de leur embarcation dans la Manche a été fortement médiatisée. Avec raison, mais …
Antoine Char
Les mythes ont la peau dure. Non, l’Union européenne est loin, très loin, d’accueillir
« toute la misère du monde », selon la formule de l’ancien premier ministre français Michel Rocard (1930-2016). Ce sont bel et bien les pays pauvres qui ouvrent leurs bras aux réfugiés et déplacés de la planète.
Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Près de 90 % des 83 millions d’entre eux se retrouvent sous une tente ou dans les bidonvilles de l’État voisin de leur pays natal qui s’empresse de les transformer en instruments politiques afin notamment d’ouvrir davantage les goussets des pays riches. Au moins, ils n’érigent pas des barbelés.
Dans tous les cas, les migrants/réfugiés n’ont pas les moyens financiers d’atteindre les rives de l’« Eldorado » européen et quand ils ont cette «chance », bon nombre de médias, surtout à l’Est, ont un discours de peur et de xénophobie : l’Union européenne (UE) risque d’être déstabilisée !
Ainsi lorsqu’un million de Syriens, Irakiens et Africains foulèrent le sol grec en 2015-2016, l’UE fut secouée par un séisme politique. Qui allait les prendre en charge, se demandait-on à l’Ouest ? Pas question d’accepter le plan de relocalisation décidé par Bruxelles, clamait-on à l’Est.
La Turquie avait finalement accepté de les accueillir, en échange d’une dizaine de milliards de dollars canadiens. Depuis, dans toute l’Europe, c’est la montée des partis d’extrême droite anti-migration comme l’AfD (Alternative pour l’Allemagne).
En France le polémiste d’extrême-droite Éric Zemmour fait campagne à la présidentielle d’avril avec la théorie du « grand remplacement ».
Il y a six ans, Aylan Kurdi
Qu’importe que l’Afrique, le plus pauvre des continents, accueille deux fois plus de déplacés qu’au nord de la Méditerranée, que le petit Liban — grand comme l’Estrie — ait la plus grande concentration de réfugiés par habitant dans le monde, les médias occidentaux en font peu écho.
Il est vrai qu’ils ont consacré leurs « unes » au petit Kurde syrien Aylan Kurdi, trois ans, mort sur une plage turque, à la suite du naufrage d’une embarcation de migrants. C’était le 3 septembre 2015.
Un raz-de-marée de solidarité et d’humanitarisme déferla alors sur le Vieux-Continent. Comme toujours, lorsque le cyclope médiatique pose son œil sur une tragédie, plus rien d’autre sur Terre n’existe.
Depuis, des centaines d’enfants de migrants sont morts noyés, dans l’indifférence la plus totale. Ce qui n’est pas médiatisé ne secoue pas les consciences. Staline avait tout faux, mais il avait raison sur un point : « La mort d’un homme est une tragédie. La mort d’un million d’hommes est une statistique.»
Loin des feux médiatiques, 20 000 migrants/réfugiés sont morts ou portés disparus en Méditerranée depuis la noyade du petit Kurdi qui a aujourd’hui une page Wikipédia en 26 langues. Lesimages répétitives de catastrophes finissent par lasser. Il faut éviter la fatigue compassionnelle.
« Situation intenable »
Qu’importe les raisons du silence médiatique, les pays voisins des zones de conflit, ou de sécheresse continuent à assumer de manière disproportionnée l’accueil des réfugiés. C’est là, estime Amnesty International, « une situation intenable ».
Elle l’est également pour l’UE, mais pour d’autres raisons. Les crispations identitaires dans les 27 pays membres sont réelles et malgré les récits émotionnels des médias, les migrants/réfugiés sont souvent perçus comme des délinquants. Pourquoi ?
Virginie Giraudon, directrice de recherche au CNRS (Centre national de recherche scientifique) a une explication. « Le traitement victime/délinquant, est très ancien même si actuellement cette rhétorique binaire humanitaire/sécuritaire domine. Mais c’est ancien, surtout celle du délinquant, le vagabond sur les routes à l’époque moderne où toute personne qui n’était pas attachée à la terre d’un seigneur ou membre d’un corps de métier dans les villes était suspect.» (échange de courriels).
Après les attentats du 13 novembre 2015 à Paris (130 morts), les migrants/réfugiés étaient bel et bien des intrus dangereux.
Quant au manque de couverture médiatique des réfugiés au Sud, Giraudon n’est guère surprise : ce sont des « »surnuméraires » comme dit Michel Agier [ethnologue français] dans les conflits géopolitiques, ils sont ceux qu’on ne veut pas voir ». Et, après tout, ils sont « invisibles dans des camps du HCR (Haut-commissariat aux réfugiés) en Afrique au milieu de nulle part ».
Avec la loi de la proximité (géographique, temporelle et affective notamment), il faut vraiment une catastrophe biblique pour que les médias braquent leurs phares sur deux grandes tragédies en même temps.
Cette catastrophe point sûrement à l’horizon avec le réchauffement climatique. Les estimations onusiennes chiffrent déjà à 200 millions le nombre de réfugiés/déplacés d’ici 2030.
Le cyclope médiatique aura le tournis.