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Pendant que l’Ukraine est aux prises avec une pénurie de munitions et que Kyiv lutte pour maintenir le soutien de l’Occident, la ligne de front reste gelée, une situation que la contre-offensive estivale ukrainienne n’a pas réussi à changer. Résultat : l’absence d’avancées sur le terrain a coûté son poste le 8 février au commandant des forces armées, le général Valery Zaloujny. Un changement de direction pour l’Ukraine avec cette question : se mettre en défensive, comme le réclament les Américains, ou repartir à l’offensive ?
Antoine Char
Un pas en avant, deux pas en arrière. Difficile de résumer autrement 24 mois de conflit en Ukraine. Russes et Ukrainiens ont beau multiplier leurs offensives tout au long de la ligne de front, rien ne bouge vraiment. C’est la guerre des tranchées. Une guerre d’usure. À qui finira-t-elle par profiter ?
S’il ne peut y avoir de victoire absolue, ni d’un côté ni de l’autre, alors comment se terminera la boucherie déclenchée par l’invasion russe du 24 février 2022 ? Difficile à dire, mais plusieurs points se dégagent.
Pour Moscou comme pour Kyiv, les gains territoriaux sont minimes, les pertes humaines relèvent du secret, mais selon le New York Times le nombre de militaires tués et blessés dans les deux camps depuis deux ans se chiffreraient à un demi-million.
Trump, « 24 heures »
C’est la pénurie de matériel militaire, surtout des obus conventionnels, qui fait mal aux Ukrainiens. Ils en tireraient sept fois moins que les Russes. Ils redoutent donc l’affaiblissement de l’aide occidentale, surtout américaine.
Les sondages d’opinion indiquent ceci : aux États-Unis le nombre de ceux qui pensent que Washington aide trop l’Ukraine est passé de 21 % à 41 %. Au Canada, 25 % des Canadiens estiment qu’Ottawa offre un « trop grand» soutient à Kyiv. Ils étaient 13 % en mai 2022 et 17 % en février 2023, selon Angus Reid.
Quant à l’Union européenne, dans huit pays sur vingt-sept, les opposants sont plus nombreux que les partisans de cette aide. Cela n’a pas empêché l’UE de débloquer le 1er février une aide de 50 milliards d’euros au plus grand pays européen.
Le pire des scénarios serait le retour à la Maison Blanche de Donald Trump qui promet, avec sa baguette magique, de régler le conflit « en 24 heures ».
Dire que cet appui occidental est crucial (le Canada est au troisième rang dans l’aide apportée, après les États-Unis et l’UE) est un truisme, rappelle dans un échange de courriels Alexander Motyl, professeur de science politique à l’Université Rutgers-Newark et spécialiste de l’Ukraine et de la Russie.
Si, si, si
Et la Russie gagnera-t-elle si l’aide occidentale cesse complètement ?
« Si le régime russe reste pleinement aux commandes, et si le moral des Ukrainiens s’érode et que le déclin économique se poursuit, alors oui, la Russie peut l’emporter simplement parce qu’elle a plus de tout. Mais la Russie a toujours eu plus de tout, et pourtant l’Ukraine a réussi à s’en sortir plutôt bien. Cela signifie que, même sans aide extérieure, l’Ukraine sera capable de tenir tête aux Russes […]
« En effet, si Poutine meurt ou est destitué, si son régime s’effondre, si le mécontentement populaire grandit et qu’une lutte de pouvoir éclate, une guerre civile pourrait même éclater en Russie. Dans ce cas, l’Ukraine serait en mesure de reconquérir une grande partie du Donbass et de la Crimée. »
Beaucoup de « si » dans cette longue réponse. Pour l’heure, c’est une victoire par-ci, une défaite par-là. À chaque fois, les analystes font le même constat : le conflit entre dans une nouvelle phase. Concrètement, cela ne veut pas dire grand-chose.
Dit autrement, les nouveaux épisodes se suivent et se ressemblent. Les Russes n’avancent certes pas *, mais depuis le début de l’année, leurs drones (iraniens) et missiles (nord-coréens) déferlent sans cesse dans le ciel ukrainien, pendant que la guerre est de plus en plus présente sur le sol russe. À preuve, les frappes ukrainiennes incessantes sur la ville frontalière de Belgorod.
Da à un cessez-le feu ?
Poutine qui a repris du poil de la bête depuis la mort d’Evguéni Prigojine en août, deux mois après son coup d’État avorté, se dit satisfait des quelques kilomètres supplémentaires grignotés en Ukraine (moins de 20 % du territoire). Alors da (oui) à un cessez-le-feu. À ses conditions, bien sûr. Ce que refuse, évidemment, Volodymyr Zelensky. Tak (oui) à la négociation, martèle son homologue ukrainien, mais avec le départ de tous les soldats russes et sans aucun compromis territorial, y compris la Crimée, annexée par Moscou en 2014.
Bref, encore une fois des deux côtés c’est l’impasse. À cela s’ajoute la fatigue informationnelle. Sans reléguer l’Ukraine aux oubliettes, Gaza a occupé tout l’espace médiatique depuis le 7 octobre. Alors ?
Les prédictions de l’an un de la guerre en Ukraine sont les mêmes douze mois plus tard : tout est possible, d’un côté comme de l’autre et si Poutine, qui mise sur le temps long, finit par l’emporter ce sera la « consolidation de son régime fasciste », est persuadé Alexander Motyl.
Guérilla vicieuse ?
Et après ? Le dirigeant russe « poursuivra ses agressions – les cibles immédiates seraient les États baltes, la Moldavie et le nord du Kazakhstan ».
On le sait la Russie de Poutine n’a pas de frontières … L’homme fort du Kremlin l’a dit et répété. Les pays baltes et la Moldavie notamment ne l’oublient pas. L’OTAN également. L’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord mène actuellement son plus grand exercice militaire depuis la fin de la Guerre froide au moment où Trump menace, s’il est réélu bien sûr, de ne plus garantir la protection des pays de l’Alliance face à la Russie si ceux-ci ne payaient pas leur part, affirmant même qu’il « encouragerait » Moscou à s’en prendre à eux.
Pour l’heure, une victoire russe en Ukraine « signifierait une occupation à long terme de ce pays qui mènerait à une lutte de guérilla vicieuse », note encore Alexander Motyl.
« La guerre continuera donc, les Russes et les Ukrainiens continueront de mourir et des millions de personnes fuiront vers l’Occident. Ces tensions pourraient facilement conduire à une fragmentation de l’UE et de l’OTAN, certains pays recherchant un compromis et un apaisement, tandis que d’autres ne le font pas. »
Scénario catastrophe partagé par bon nombre d’experts dont Mark F. Cancian du Center for Strategic and International Studies, un think tank basé à Washington.
« Je vois, dit cet ancien colonel des marines dans un échange de courriels, trois scénarios possibles, que j’appelle le bon, le mauvais et le pire. Le bon scénario serait que les États-Unis fournissent davantage de financements à l’Ukraine et que l’Ukraine se prépare à une nouvelle offensive. Pour cela, l’Ukraine doit articuler une théorie de la victoire, c’est-à-dire comment elle gagnera la guerre compte tenu de l’échec de sa contre-offensive de [l’été] 2023.
« Le mauvais, c’est celui où les États-Unis mettent fin à leur aide à l’Ukraine. Dans ce cas, les capacités militaires ukrainiennes diminueront progressivement jusqu’à ce qu’elles soient confrontées à un effondrement militaire. Avant cela, l’Ukraine conclura le meilleur accord possible avec la Russie. Le pire scénario est que les États-Unis continuent de fournir de l’aide, mais que l’Ukraine se trouve dans l’impasse sur le terrain.
« Beaucoup qualifient cette situation de « guerre éternelle » où les pertes et les destructions continuent, mais il y a peu de progrès vers une résolution. »
On le voit la guerre peut prendre toutes sortes de tournants et les jeux sont loin d’être faits. Pour l’heure, c’est match nul, les fronts sont figés comme en 14-18. Mais voilà, l’Ukraine peine à recruter parmi les civils. Selon les données de Global Firepower pour 2023, (site américain qui publie chaque année un palmarès des armées les plus puissantes du monde) l’armée ukrainienne compte environ 500 000 militaires, dont 200 000 actifs. À titre de comparaison, la Russie compte environ quatre fois plus de militaires actifs — 1 330 900 hommes — et 250 000 réservistes.
Seul réconfort pour les Ukrainiens, en mer Noire leurs succès contre la marine russe sont évidents. À preuve, leurs exportations de céréales par voie maritime ont repris l’automne dernier.
De manière générale, si les Américains veulent éviter que les Ukrainiens perdent, ils ne leur donnent pas vraiment tous les moyens pour qu’ils gagnent car une défaite totale de la Russie serait un saut dans le grand vide.
Soutenir l’Ukraine est loin d’être une question existentielle pour les États-Unis contrairement à l’UE. Les Ukrainiens vivent donc avec une épée de Damoclès au-dessus de leurs têtes.
- https://www.lemonde.fr/international/article/2024/02/17/guerre-en-ukraine-les-forces-russes-s-emparent-de-la-ville-d-avdiivka_6217056_3210.html