À propos de l'auteur : Michel Bélair

Catégories : Polar & Société

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L’« affaire Millenium » a fait un sacré tabac. Un titre, Millenium, six livres — en fait, deux séries de trois romans écrits par deux auteurs différents — et 50 millions d’exemplaires vendus un peu partout déjà en 2015, plus du double aujourd’hui. Ajoutez des films, des séries télé et radio, des livres audio, des bandes dessinées … et des protestations outrées à la grandeur de la planète pour des raisons qu’on vous rappellera plus loin. Et ce n’est surtout pas terminé puisque l’éditeur suédois vient de trouver un nouvel auteur pour poursuivre la série. On n’arrête pas le profit …

Michel Bélair

Le plus triste dans tout cela, c’est que Millenium est une formidable série. Depuis la publication de Les hommes qui n’aimaient pas les femmes par Stieg Larsson en 2005 — suivie de La fille qui rêvait d’un bidon d’essence et d’une allumette, 2006, puis de La reine dans la palais des courants d’air, 2007 —la saga connaît un succès foudroyant. À la frontière du thriller socio-politique, du polar et du roman d’espionnage, elle repose sur deux personnages remarquables : Mikael Blomkvist et Lisbeth Salander, deux incorruptibles fouilleurs de merde que rien ne parvient à arrêter. Ces deux-là semblent en fait n’exister que pour dénoncer les injustices de tous types et les magouilles en tous genres.

Blomkvist, qui dirige Millenium, un grand magazine d’enquête comme il y en a de moins en moins, ressemble beaucoup, il faut le dire, à Stieg Larsson qui était d’abord et avant tout un vrai journaliste d’enquête. Larsson militait activement contre toutes les formes du fascisme ordinaire, du racisme et de l’extrême droite : il dirigeait même lui aussi un vrai magazine d’enquête, Expo, bien ancré dans la réalité et dans ce créneau de la dénonciation active et documentée. Lisbeth, elle, est un personnage de roman, hackeuse de génie de son état; « gothique » à la personnalité trouble, c’est un être profondément marqué par son passé et par un père tyrannique dont on entend beaucoup parler dans toute la série.

Mais si Millenium continue de faire les manchettes après la mort de son auteur décédé — en 2004 d’une crise cardiaque —avant même la publication du premier de ses trois romans, c’est aussi pour de toutes autres raisons …

Opération commerciale planétaire

C’est d’abord parce que l’éditeur suédois — et bien sûr tous les autres par la suite — n’arrivait pas à faire le deuil d’une poule aux œufs d’or d’un tel calibre. Et surtout qu’il est parvenu à trouver quelqu’un pour poursuivre la série.

On ne reviendra pas vraiment ici sur les détails tristement croustillants impliquant la veuve de Larsson — qui n’avait pas laissé de testament — et les parents de l’auteur qui ont hérité des droits selon la loi suédoise. Retenons plutôt que malgré les protestations de la compagne de Stieg Larsson, l’éditeur a proposé à un écrivain de talent, David Lagercrantz, de reprendre les enquêtes de Mikael Blomkvist et de Lisbeth Salander.

Disons tout de suite que l’entreprise a donné lieu à une opération commerciale d’envergure planétaire : un peu comme les Harry Potter, les « nouveaux Millenium » sont chaque fois sortis le même jour partout à travers le monde en générant des revenus proprement (?) ahurissants. Par contre, les trois Millenium écrits par David Lagercrantz— Ce qui ne me tue pas, 2015, La fille qui rendait coup pour coup, 2017, et La fille qui devait mourir, 2019 — sont à n’en pas douter d’une qualité exceptionnelle. On y retrouve la même quête à tout prix de la vérité qui caractérise les livres de Larsson en plus d’une intéressante évolution des deux personnages principaux … avec une emphase marquée sur Lisbeth Salander. Et, ce qui ne nuit surtout pas, le tout est porté par une écriture agressivement intelligente développant des intrigues d’une grande complexité.

Bien sûr, personne ne s’est gêné pour accuser Lagercrantz de profiter de la situation et ce dernier, évidemment fort bien payé pour sa peine, n’a jamais vraiment expliqué son geste que par sa fascination pour l’œuvre de Larsson et ses deux personnages ou encore par le défi personnel que représentait la tâche. N’empêche, ses trois livres sont du même niveau que ceux de Stieg Larsson. Ce qu’on ne peut pas dire vraiment du tout dernier Millenium, La fille dans les serres de l’aigle écrit par Karin Smirnoff

Un élastique en fin de vie

Ici, l’intrigue repose sur une magouille genre «green washing» alors que des crapules affiliées à un club de motards tentent de décrocher le contrat pour la construction d’un immense parc éolien dans le nord de la Suède. Un peu étonnant d’ailleurs que personne ne devine ce qui se trame avant que quelques morts suspectes et un enlèvement ne viennent sonner l’alarme … Et encore plus improbable de retrouver là, fortuitement, dans cette petite commune perdue, Mikael Blomkvist — qui vient y marier sa fille — et Lisbeth Salander à la recherche d’une nièce dont elle ignorait jusque-là l’existence. Ces deux-là, Lisbeth et Mikael se sont un peu perdus de vue, mais ils réussiront bien sûr, au bout d’un suspense à couper le souffle, à tirer l’affaire au clair. Bravo.

Bon. Disons que tout cela sent l’élastique en fin de vie. Blumkvist est à toute fin pratique un personnage secondaire négligeable dans toute cette histoire alors que Lisbeth cède elle aussi la place à sa nièce, Slava, qui est une sorte de mutante aux pouvoirs encore indéfinis. Mais on devine aussi que ce n’est qu’une question de temps pour en apprendre un peu plus là-dessus et que les deux autres Millenium à venir se chargeront de développer tout cela, bien fait, vite fait.

Au-delà de ces dérives, toute cette histoire est finalement un pâle reflet des livres de Stieg Larsson et même de ceux de Lagercrantz. Millenium, le magazine, est devenu un blog, Blomkvist en est réduit à inculquer les principes du journalisme d’enquête dans un petit journal régional et Lisbeth se ressemble à peine. Snif.

Quand on étire trop la sauce, il arrive qu’elle ne goûte plus rien … comme c’est le cas ici, il faut bien le dire.

Millenium : La fille dans les serres de l’aigle

Karin Smirnoff, traduit du suédois par Hege Roel-Rousson, Actes Sud — actes noirs, Arles 2023, 430 pages

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