À propos de l'auteur : Michel Bélair

Catégories : Polar & Société

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Lorsqu’on voit la violence des conflits qui déchirent le monde, quand on constate partout, chaque fois, le même acharnement sanguinaire et barbare, toutes ces morts inutiles et ces destructions … il est difficile de croire en l’avenir de la race humaine. Ou, pire encore, que la planète puisse survivre à la bêtise des hommes. Dur. En fait, le constat est tellement radicalement inacceptable qu’on préfère penser que, heureusement, il y a d’abord et avant tout… le reste: l’entraide et la coopération, la beauté, l’amitié, l’amour, la science, l’art, la culture. En un mot ce qui fait de nous des êtres civilisés. Mais est-ce vraiment le cas ? Ce fameux « reste », ces «valeurs qui nous fondent», prédominent-elles toujours en situation de crise ? Voilà la grande question que pose le plus récent roman de Patrick Senécal, Civilisés. Et la réponse est loin d’être encourageante …

Michel Bélair

Patrick Senécal n’a pas l’habitude de faire dans la dentelle, on le sait, et ce n’est pas par hasard qu’on le compare souvent à Stephen King. Comme le maître américain, Senécal est un auteur prolifique — plus d’une vingtaine de romans, une bonne quinzaine de nouvelles, des scénarios pour la télé, le cinéma et la bd …. — et il a l’habitude de fréquenter plusieurs genres de la fantasy au thriller en passant par l’horreur, le noir et le roman policier. On lui doit des livres remarquables — Le vide, Aliss, etc.  —et l’on retrouve aujourd’hui ses ouvrages traduits en plusieurs langues; certains sont même publiés directement en Europe (entre autres en France et en Allemagne). Dans chacun de ses romans, il cultive l’art de la tension et du suspense en mettant en scène des situations-limites auxquelles sont confrontés des personnages n’ayant la plupart du temps d’autres recours qu’eux-mêmes.

Chez Senécal aussi, « l’enfer c’est les autres », et le monde en général est une sorte d’agression permanente où tout — et surtout, le pire — risque d’arriver à tout moment. Et c’est, bien sûr, exactement ce qui se produit dans ce gros roman d’une implacable dureté où l’on retrouve des humains en situation de survie plongés dans un environnement de plus en plus hostile et fermé.

Programme chargé en vue …

Le syndrome de l’île déserte

Tout commence par une petite annonce publiée dans des journaux québécois : « Recherchons douze individus pour expérience scientifique passionnante supervisée par des psychologues.» L’annonce précise que les personnes intéressées ne pourront communiquer avec « l’extérieur » pendant dix jours et seront plongées dans « une expérience immersive très stimulante» demandant une « adaptation physique et psychologique à des situations pas toujours faciles ».

Les candidats doivent évidemment remplir un questionnaire serré qui servira à créer le groupe et une somme de 3000$ sera remise à chaque participant. Voilà le contrat. Ou plutôt, « l’élément déclencheur », comme dit le narrateur que l’on voit apparaître dès les toutes premières pages du récit, comme s’il nous prévenait d’avance qu’il sera là tout au long de cette « histoire » qu’il nous raconte … avec tout ce que cela implique.

Quelques centaines de personnes répondent à l’annonce et bientôt on retrouve les douze candidats choisis alors qu’ils montent à bord d’un yatch luxueux, quelque part près de Miami. C’est là que le directeur de l’étude à laquelle ils participent leur décrit le cadre de son projet de recherche en promettant de leur donner plus tard les règles du jeu. La première étape est simple : les 12 participants passeront d’abord 48 heures « en croisière » afin de se connaître un peu plus alors que le navire se dirige lentement vers le large.

Jusqu’ici, pas de surprise, le lecteur découvre les personnages un à un. L’éventail est assez vaste puisque les six femmes et les six hommes du groupe sont d’âge différents et appartiennent à des milieux contrastés. Une ouvrière, un ingénieur, un professeur, une avocate, un pêcheur hauturier, une policière, un médecin, une étudiante, une autrice  … même une agronome, un curé et un comédien. La façon dont tout le monde interagit dans cette première phase permet déjà, comme le souligne le narrateur, de constater quelques incompatibilités irréconciliables tout comme certains dangers potentiels…

Puis, avant de s’éclipser pour les observer et de les laisser à eux-mêmes, le psychologue apprend à tout le monde que le bateau déposera neuf d’entre eux sur une île déserte. C’est dire qu’une première « élimination » aura déjà eu lieu avant de débarquer. Cette toute première sélection fait « disparaître » le curé, l’autrice que tout le monde trouve invivable, et le pêcheur qui est en congé d’un hôpital psychiatrique où il est traité pour son comportement obsessionnel compulsif … ce qui n’est pas sans inquiéter tous les autres participants. Sans rien divulgâcher d’important, on vous dit tout de suite que c’est lui qui mettra l’expérience en danger à cause de sa manie de respecter les règles à tout prix.

Une fois sur l’île, les neuf « survivants » devront s’organiser pour réussir à subsister avec le minimum pendant une période de cinq jours … en « éliminant » une personne chaque soir sur le mode des téléréalités axées sur la survie. Le tout sera suivi par une série de caméras et de micros, cachés un peu partout, à partir d’un QG situé sur l’île … où les candidats « éliminés » attendront la fin de l’expérience pour rejoindre le bateau. Mais bien sûr, tout cela va partir en eau de boudin — c’est quand même un roman de Patrick Senécal ! — et l’opération s’avérera désastreuse.

Ce qu’il y a d’intéressant tout au long de l’histoire c’est, bien sûr, de voir évoluer les rapports entre tous ces parfaits inconnus. Surtout qu’ils ont tout pour exacerber les « bibitte s» du Québécois moyen; il y a là un curé fermé comme un curé, un noir homosexuel fumeur de pot, une immigrante arabe, un médecin ouvertement machiste et mononcle, un prof condescendant, une étudiante woke … on saisit rapidement que personne n’a été choisi au hasard, bien au contraire. D’ailleurs si jamais on l’oubliait en cours de route, le narrateur est toujours là, en coulisse, qui intervient pour définir les contours de « l’histoire » qu’il nous raconte ou préciser le détail qui tue dans le comportement de ses personnages. Bref, Patrick Senécal est en plein contrôle de son récit et s’amuse à tout moment de souligner le pire. Ce qu’il sait faire comme personne.

Et pssstt … si vous ne le saviez pas encore, il faut toujours se méfier des îles désertes.

Civilisés

Patrick Senécal

Alire, Lévis 2024, 651 pages

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