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Paul Tana
Quel titre précis, juste, puissant de ce documentaire qui raconte la résistance de paysans palestiniens face aux nombreuses tentatives d’expulsion de la part de la police et de l’armée israélienne des terres et hameaux qu’ils habitent depuis plus de cent ans en Cisjordanie, dans la région de Masafer Yatta.
Ils ne veulent pas quitter ce territoire, qui est le leur, malgré le harcèlement brutal de l’armée israélienne qui régulièrement détruit leurs maisons, confisque l’équipement qui sert à les rebâtir la nuit en cachette, contrôle leurs déplacements, coupe les tuyaux d’eau qui irriguent leurs champs, détruit à coups de bulldozer l’école qu’ils ont construite de leurs propres mains, qui les contraint à se réfugier dans les grottes avoisinantes où ils habitaient il y a plus de cinquante ans.
Toute cette brutalité aveugle de l’armée est officiellement motivée par le fait que ce territoire doit être transformé en zone d’entraînement militaire, mais à la fin on apprend que ce n’est qu’un prétexte pour faire de la place à de nouveaux colons israéliens. [1]
Ce sont des sentiments de tristesse, d’impuissance, de frustration désespérante que fait surgir en nous ce film face au conflit historique israélo-palestinien qui se déploie maintenant sous l’ombre de la malédiction créée par l’attentat du Hamas du 7 octobre 2023 et la destruction de Gaza.
« If your pictures aren’t good enough, you’re not close enough »/ « Si tes photos ne sont pas assez bonnes, c’est que tu n’es pas assez près » : c’est la « règle » du grand photographe Robert Capa (1913-1954).
Ici les images collent littéralement aux personnages et aux situations et par le fait même sont bouleversantes. Basel Adra et Yuval Abraham, les coréalisateurs du film, (le premier est Palestinien et habite Masafer Yatta, l’autre est Israélien) utilisent des caméras légères, leurs cellulaires pour capter les affrontements entre l’armée et les villageois, le visage douloureux d’une mère impuissante face aux souffrances de son fils paralysé par un tir des militaires ou l’assassinat d’un villageois par un colon israélien : la mort en direct, devant nous, presque banale avec le coup soudain, vif, sec du fusil automatique et le corps qui instantanément s’écroule au sol.
De 2019 à 2023 Adra et Abraham ont documenté les diverses incursions de l’armée à Masafer Yatta. À leurs images s’ajoutent celles de films de la famille de Adra qui nous ramènent à son enfance où il est témoin des luttes menées par son père contre les mêmes tentatives d’expulsion des militaires israéliens.
C’est un film où les images sont souvent saccadées, convulsives qui traduisent l’urgence de la prise de vue. Nous sommes à des années lumière d’une certaine esthétique « moderne » du documentaire, parfois trop complaisante, qui privilégie le plan long, fixe et bien éclairé.
No Other Land est également un film sur l’amitié qui lie Basel Adra et Yuval Abraham. Ils sont les protagonistes du film avec les villageois et les militaires. Et il y a deux autres coréalisateurs pour faire en sorte que Basel et Yuval soient à l’écran : Hamdan Ballal qui est Palestinien et Rachel Szor, la directrice photo, Israélienne.
Les images qui racontent cette amitié sont plus contemplatives et révèlent les doutes, les interrogations de Basel et Yuval sur les limites du film, de ses images. Une fois vus, qu’est ce qui arrive après ? Comment faire en sorte que la triste et tragique situation qu’ils documentent et dans laquelle ils vivent puisse changer un jour ?
Le 16 février 2024 No Other Land est présenté à la 74e Berlinale, le festival international du film de Berlin, et il remporte le prix du jury du meilleur documentaire et le prix du public dans la section Panorama.
Dans son allocution de remerciement, Yuval Abraham, dit entre autres : « Je suis Israélien, Basel est Palestinien. Et dans deux jours, nous allons revenir sur une terre où nous ne sommes pas égaux. » Très rapidement il reçoit en ligne de nombreuses menaces de mort pour ses propos jugés antisémites par certains commentateurs israéliens. À Jérusalem une foule manifeste devant la maison familiale.
Le 2 mars 2025, No Other Land reçoit l’Oscar du meilleur film documentaire lors de la 97e cérémonie des Oscars.
Mais, en passant, malgré ce prix prestigieux, il n’y a pas un distributeur américain qui veut le film …
Quelques jours plus tard, le 24 mars, Hamdan Ballal, un des coréalisateurs palestiniens, est attaqué à son domicile par des colons israéliens armés et ensuite arrêté par les militaires. Le lendemain, dans un article du Monde, Basel Adra déclare : « […] c’est comme une punition pour avoir fait ce film ».
Le 25 avril, le New York Times publie un article de Hamdan Ballal dans lequel il souligne, en quelque sorte, les limites de l’art, du cinéma : No Other Land n’arrive pas à changer la dure réalité malgré tous leurs espoirs. Ses propos constituent une terrible et déchirante réponse aux interrogations de Basel et Yuval dans le film.
Ballal écrit : « Le jour de l’attaque, outre la peur j’ai senti quelque chose d’inattendu : j’avais le cœur brisé. Mon cœur était brisé par la déception. Par le sentiment d’échec. Par l’impuissance. Trois semaines plus tôt, sur la scène des Oscars, j’avais senti le goût de ce qui était possible. Mais même si notre film a été globalement reconnu, j’ai senti que j’avais échoué, que nous avions échoué, dans notre tentative d’améliorer la vie de notre communauté. […] Notre film a gagné un Oscar, mais nos vies ne sont pas meilleures qu’avant. » [2]
Et il conclut en lançant un appel à la communauté internationale à qui il demande de ne pas détourner le regard sur les épreuves terribles qui affligent le peuple palestinien : « Don’t turn away now. »
Cet article est ma réponse solidaire à l’appel de Ballal. Et quant à No Other Land , je pense que c’est un film incontournable dans le contexte historique et politique dans lequel nous vivons. Il nous rappelle que parfois, comme le disait Jean-Luc Godard, le cinéma est la vérité 24 images à la seconde.
No Other Land
Réalisation : Basel Adra, Hamdan Ballal, Yuval Abraham, Rachel Szor.
Direction de la photographie : Rachel Szor.
Montage : Basel Adra, Hamdan Ballal, Yuval Abraham, Rachel Szor.
Musique : Julius Pollux Rothlaender.
Conception sonore : Bård Harazi Farbu.
Producteurs: Fabien Greenberg, Bård Kjøge Rønning. Produit par Yabayay Media et Antipode Films. Pays : Palestine/Norvège.
Durée : 92 minutes.
Étoiles : ****
[1] Il y a actuellement plus de 500,000 colons en Cisjordanie. BBC News Afrique. https://www.bbc.com/afrique/articles/cn7l58jkj7ro [2] Traduction de Silvestra Mariniello.
[1] Il y a actuellement plus de 500,000 colons en Cisjordanie. BBC News Afrique. https://www.bbc.com/afrique/articles/cn7l58jkj7ro
[2] Traduction de Silvestra Mariniello.


