Partagez cet article
Christian Tiffet
Claude Lévesque
Le Proche-Orient vit une nouvelle crise. On a l’habitude d’assister à des explosions de violence entre les Israéliens et les Palestiniens. Cela est en train de se produire une fois de plus.
Ce qui est un peu moins habituel, c’est la crise politique interne que le pays vit depuis la dernière élection.
En Israël, les gouvernements se suivent rapidement et ne se ressemblent pas nécessairement. L’alternance signifie que la démocratie fonctionne et même, généralement, qu’elle se porte plutôt bien.
La question qui se pose depuis le dernier scrutin, tenu le 1er novembre 2022, est de savoir de quelle démocratie on parle ou de quelle démocratie on parlera dans quelques années.
Elle se pose quand on considère le gouvernement issu de cette consultation.
Il n’y a rien de nouveau dans le fait que ce soit une coalition qui été portée au pouvoir.
Cela est dans l’ADN du système électoral israélien, qui est basé sur la proportionnelle pure.
Le précédent regroupait des centristes juifs, des Arabes et des Juifs religieux.
L’actuel gouvernement est tout le contraire de cette coalition extrêmement inclusive, qui n’avait tenu que 20 mois. Il regroupe presque exclusivement des nationalistes radicaux et des Juifs religieux.
Le projet de réforme judiciaire voulu par cette coalition se heurte à une forte opposition, qui se manifeste non seulement dans la rue, mais également dans les milieux d’affaires et jusqu’aux réservistes de l’armée, qui font la grève.
Cette crise interne, de nature socio-politique, se déroule sur fond d’une recrudescence de la violence en Cisjordanie et dans la partie orientale de Jérusalem.
En Retrait a demandé au journaliste franco-israélien Charles Enderlin de faire le point sur la situation. M. Enderlin a oeuvré pour la chaîne France 2 entre 1981 et 2015. Il y a occupé le poste de chef de bureau à Jérusalem. Il collabore au mensuel Le Monde diplomatique.
On dit que la présente coalition est la plus à droite jamais portée au pouvoir à la Knesset. Est-ce votre avis ? De quelle droite s’agit-il ?
Effectivement, c’est la droite la plus extrême de l’histoire du pays. Prenez les divers éléments : le Likoud dirigé par Benyamin Netanyahou a fait le ménage au sein de sa direction et les éléments les plus modérés en ont été expulsés, comme Benny Begin, qui participe aux manifestations. Il est le fils de Menahem Begin, le fondateur du Likoud.
Aujourd’hui ce parti prépare un véritable changement de régime avec, à la base, la refonte du système judiciaire. Yariv Levin, Likoud, vice-premier ministre et ministre de la Justice, est à la manœuvre. C’est lui qui a négocié les accords de coalition avec les partis qui forment la majorité. Les ultra-orthodoxes, séfarades et ashkénazes, dont l’objectif est d’inscrire dans le marbre la dispense de service militaire pour leurs communautés, alors que les jeunes laïcs et observants non-orthodoxes sont astreints à porter l’uniforme pendant trois ans, deux ans pour les filles. Ils veulent aussi renforcer le pouvoir des tribunaux rabbiniques au détriment des instances civiles.
Et puis, il y a la liste « sionisme religieux », l’alliance électorale de trois partis dont l’union a été négociée par Benyamin Netanyahou en personne. La formation présidée par Betzalel Smotrich, colon, homophobe déclaré, anti-arabe, il est ministre des Finances et ministre délégué à la Défense où il a la responsabilité de l’administration civile de la Cisjordanie. Son objectif est d’accroître la colonisation et d’empêcher le développement palestinien. Itamar Ben Gvir, président du parti Ozma yehoudit (Puissance juive), est l’héritier idéologique du rabbin raciste Meir Kahana.
Pour modérer son image, il a retiré de son salon le portrait de Baroukh Goldstein, dont il est un des admirateurs. Il s’agit du terroriste juif qui a assassiné 29 musulmans en prière dans le caveau des patriarches à Hébron, le 25 février 1994. Toujours pour montrer sa transformation, il a demandé à ses supporters de ne plus scander « Mort aux Arabes ! », mais plutôt : « Morts aux terroristes ! » Itamar Ben Gvir est ministre de la Sécurité nationale, et, à ce titre, dirige la police nationale qui, il y a deux ans à peine, le fichait comme un dangereux agitateur. Lui aussi habite une colonie. Le troisième personnage est Avi Maoz du parti Noam, intégriste nationaliste, dont la plateforme est homophobe et misogyne. Il s’oppose au service militaire des femmes.
Combien de temps peut-elle tenir à votre avis ?
Cette coalition de 64 députés sur 120 est idéologiquement solide, et peut rester quatre ans au pouvoir, à moins bien sûr d’une crise gravissime.
Réussira-t-elle à faire adopter la majeure partie de son programme ?
Son programme ne concerne pas seulement une refonte du système judiciaire, avec surtout la nomination des juges de la Cour suprême – le seul contre-pouvoir — par la majorité, mais aussi toute une série de nouvelles lois, qui vont de l’autorisation pour un élu ou un fonctionnaire de recevoir des cadeaux financiers pour couvrir par exemple des frais de justice ou de santé. À cet effet, un texte est en train d’être voté par la Knesset. Cela concerne tout particulièrement Benyamin Netanyahou. La justice lui ordonne de restituer à un de ses cousins un cadeau de 270 000 $ US. Et puis son fils Yaïr doit payer des sommes importantes en dommages et intérêts à la suite de condamnations pour diffamation. Autre projet de loi : la mise sous contrôle par le Likoud du conseil d’administration de la nouvelle grande bibliothèque nationale en construction. Furieux face à la politisation de cet organisme censé être apolitique, des mécènes ont annulé des dons de dizaines de millions de dollars. Apparemment cela fait réfléchir la droite au pouvoir.
Quelle est l’importance du mouvement de protestation qui ne semble pas faiblir ?
Le mouvement de protestation prend de l’ampleur, de semaine en semaine. C’est sans précédent, d’abord par le nombre – 250 000 manifestants le samedi 4 mars, pour un peu plus de neuf millions d’habitants. Et puis, toutes les couches de la population sont représentées, tous les âges, laïcs et observants. On y trouve des personnalités de droite comme de gauche. Les sociétés de la high tech sont en pointe, affirmant qu’elles ne pourront pas fonctionner dans un pays où la justice ne serait pas indépendante. Cela concerne aussi l’armée de réserve, les tankistes, les commandos, les unités d’élite, technologiques, Cyber, les pilotes de réserve des escadrilles stratégiques qui menacent de ne plus servir si le pays devient une dictature comme il semble en prendre le chemin.
On dit que la présidence ne joue qu’un rôle cérémonial en Israël. Pourtant, certains disent que M. Herzog donne des signes indiquant qu’il essaie de calmer le jeu. Quel est votre avis ?
Très inquiet de la tournure que prend la crise, le président Herzog tente depuis des semaines de lancer un dialogue entre le pouvoir et l’opposition. Pour l’instant, sans grand succès. Les chefs de l’opposition Yaïr Lapid et Benny Gantz exigent avant toutes choses l’arrêt total à la Knesset, du travail législatif sur les divers éléments du changement de régime.
En limitant le pouvoir de désaveu de la Cour suprême, la (les) droite(s) ne jouent -elles pas un jeu dangereux : dans un avenir pas trop lointain, un gouvernement progressiste pourrait bien plaider à son tour le droit absolu de la majorité des élus de refuser les avis de la Cour suprême.
Cette hypothèse est, pour l’heure, inimaginable. À moins, bien sûr, que la crise constitutionnelle ne débouche sur la chute du gouvernement. Comme je vous l’ai dit, aucun parti de cette majorité n’a intérêt à des élections anticipées. Ils ont une occasion unique de faire passer des lois dont ils rêvent depuis des décennies, sans parler de la répartition du budget … Certains sont persuadés que l’actuelle majorité fera tout pour rester au pouvoir. Elle pourrait même tenter de reporter, ou d’annuler, les prochaines élections prévues dans quatre ans.
Quand la coalition sera forcée de quitter le pouvoir, qui est le plus susceptible de lui succéder ?
Désolé, la prophétie a quitté la Terre sainte depuis des millénaires … Il n’y a plus que de faux prophètes.
Propos recueillis par Claude Lévesque dans un échange de courriels en mars 2023
Charles Enderlin