À propos de l'auteur : Paul Tana

Catégories : Cinéma

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Paul Tana

Miséricorde c’est le premier film que je vois d’Alain Guiraudie qui, lui, en est à son septième.

Il m’a intéressé dès les premières images dominées par la lumière chaude d’après-midi, la couleur ocre de la forêt automnale et les façades des maisons du village. Sur l’une d’elles, au-dessus d’une grande porte fermée on voit accrochée l’enseigne « Boulangerie/Pâtisserie ».

Ce sont des images épurées de tout détail pittoresque : la rue est déserte (sans les habituels villageois-figurants qui déambulent). À la veillée funèbre du boulanger qui est décédé, il n’y a pas de voisins qui prient ou versent des larmes. On ne voit que la veuve, Martine (Catherine Frot), son fils Vincent (Jean-Baptiste Durand) et Jérémie (Félix Kysyl) l’ex-apprenti du défunt. À l’enterrement, les habitants du village forment une masse claire et anonyme qui écoute le bref sermon de l’abbé Griseul (Jacques Develay). Un peu plus tard, Jérémie, Vincent, accompagné de sa famille et un ami, Walter, (David Ayala), sont attablés chez Martine : silencieux, ils ont terminé le repas funéraire et s’apprêtent à partir.

Dès ce tout début et jusqu’à la fin, les images racontent, avec une splendide clarté et précision, une histoire où les personnages sont en tension constante entre leurs désirs inavoués et la morale judéo-chrétienne. Où la gravité côtoie régulièrement l’humour noir surréaliste et où l’homosexualité du protagoniste, Jérémie, n’est jamais « brandie » : elle fait partie des choses de la vie, simplement. Ce sont de grandes qualités.

Martine donc invite Jérémie à dormir chez elle car il est trop tard pour prendre la route : il habite Toulouse et n’est revenu au village que pour rendre un dernier hommage à son ancien patron.

Cette invitation perturbe un tant soit peu Vincent et lorsque Jérémie prolonge indûment son séjour, Vincent est furieux, jaloux, vindicatif : il accuse Jérémie de vouloir séduire et « baiser sa mère ».

Les deux amis d’enfance se chicanent et se coltaillent au beau milieu de la forêt ocre dans un corps à corps ambigu, à la fois lutte et ébat sexuel.

L’abbé Griseul apparaît soudain de nulle part, de manière presque surnaturelle, et calme les deux hommes.

Peu de temps après c’est de nouveau la bagarre dans la forêt, plus sombre cette fois-ci. Jérémie assomme Vincent puis il écrase sa tête avec une grosse pierre. C’est Abel ici qui tue Caïn.

Tant bien que mal Jérémie enterre Vincent.

C’est alors qu’entrent en scène les gendarmes qui vont enquêter sur la disparition soudaine de Vincent. Un couple : un homme d’expérience et une jeune femme, qui parfois semblent tout droit sortir d’un film de Buñuel !

Leur enquête n’arrive pas à élucider le mystère de cette disparition, car ils sont confrontés aux désirs avoués et inavoués des divers protagonistes qui forment une forêt beaucoup plus obscure que celle de la bagarre : un « bois sale », impénétrable, comme on dit au nord des Laurentides.

C’est à ce moment-ci que s’installe encore plus en avant plan du récit l’abbé Griseul, il surgit, encore une fois, comme par magie, de ce bois où se cachent la vérité et le coupable.

Les gendarmes ont des soupçons sur la véracité des faits racontés par Jérémie après qu’il ait quitté Vincent la nuit de sa disparition et sont aux aguets ! L’abbé Griseul invente alors un alibi : Jérémie est venu le retrouver au presbytère et ils ont passé le reste de la nuit ensemble, dans son lit. C’est à la fois un mensonge et la vérité : cette nuit-là ils n’étaient pas ensemble mais son amour, son attirance pour Jérémie sont réels.

Les gendarmes mal à l’aise s’en vont, mais l’un d’eux, le plus expérimenté, a encore des doutes. Quelques jours plus tard, il poursuit les deux faux amants jusque dans la chambre de l’abbé. Mais ces derniers le déjouent : ils font semblant de dormir enlacés … En voyant le gendarme dans sa chambre, l’abbé sort de sous les couvertures en exhibant une honnête érection qui, tout en révélant son désir, confond le flic et Jérémie.

Cette scène folle, débridée aux accents on ne peut plus buñueliens, a en son centre le personnage le plus intéressant et original du film: l’abbé Griseul. Il sauve la vie de Jérémie en lui avouant son amour mais il n’attend rien en retour sauf peut-être un repas de temps en temps, une visite … il est patient. L’abbé Griseul est en quelque sorte l’incarnation de la miséricorde divine et celle-ci a peu à voir avec la morale humaine.

À la fois conte théologique mais bien incarné dans la vie réelle, comédie à l’humour noir surréaliste, drame policier de province à la manière d’un Chabrol réinventé, Miséricorde brille avec sa rigoureuse construction dramatique, la bellissime économie de moyens de sa mise en scène, avec ses acteurs, tous exceptionnels, portant sur leurs visages la vérité ambiguë de la vie. Tous ces éléments rendent le film fascinant.

À voir évidemment !

Et en ce qui me concerne, tous les autres films de Guiraudie m’attendent !

Miséricorde 

Un film écrit et réalisé par Alain Guiraudie

Avec : Félix Kysyl, Catherine Frot, Jacques Develay, David Ayala, Sébastien Faglain, Salomé Lopes, Tatiana Spivakova

Images : Claire Mathon
Montage : Jean-Christophe Hym
Musique : Marc Verdaguer
Production : Charles Gillibert (CG Cinema)
France 2024

Durée :104 minutes

Étoiles : ****

Prix Louis Delluc 2024

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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