À propos de l'auteur : Dominique Lapointe

Catégories : International

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Selon les comptes du Washington Post, lors de son premier mandat, Donald Trump a diffusé 30 537 mensonges. Une moyenne de 21 inepties par jour. Mais comme il a passé une journée sur cinq sur son terrain de golf, certains jours étaient encore plus frénétiques . Durant cette présidence inattendue et improvisée, c’était davantage une mauvaise blague. Mais cette liberté de colporter n’importe quoi a fini par le ramener au pouvoir et aujourd’hui … elle tue.

Dominique Lapointe

Munich,14 février. Le vice-président américain J.D. Vance s’adresse à l’auditoire de la 61e Conférence annuelle sur la sécurité. Celui qui a déjà comparé Donald Trump à Hitler (2016) n’a à ce moment rien à dire sur l’agression russe en Ukraine et les centaines de milliers de victimes du conflit.

Visiblement en mission commandée, Vance se lance dans une rhétorique sur la liberté d’expression ponctuée de reproches à la trentaine de chefs d’État et de ministres présents qui, selon lui, cherchent à étouffer les opinions d’un monde qui tente de s’exprimer comme jamais.

Ce n’est pas la Chine ou la Russie qui menacent l’Europe, mais un ennemi de l’intérieur, le recul de la liberté d’expression selon Vance.

Mais quiconque suit, même de loin, le séisme politique à Washington, ne peut y voir qu’une projection de l’opération censure qui s’opère de façon vertigineuse dans l’administration et la société américaines depuis deux mois.

La guerre morale de MAGA

– Plusieurs médias nationaux ont été exclus des conférences quotidiennes au Bureau ovale, du Pentagone et d’Air Force One au profit de médias secondaires et de blogueurs sympathiques à la doctrine MAGA, et même de l’agence russe TASS.

– Des centaines d’études et de projets de recherche portant ou contenant des références aux enjeux de genre, de multiculturalisme, de diversité ethnique, de justice sociale, de minorités, de changements climatiques, etc. doivent être détruits (1) ou annulés par décret. Des dizaines de mots et d’expressions sont proscrits dans la documentation gouvernementale. Une multitude de livres ont été retirés des écoles et des bibliothèques publiques du pays.

– Les fonctionnaires qui n’obtempèrent pas à ces directives s’exposent à un licenciement, tandis que leurs collègues sont appelés à les dénoncer. La Stasi version américaine.

– Les étudiants étrangers, très nombreux dans les universités de prestige, sont menacés d’arrestation et de déportation s’ils participent à des manifestations jugées « illégales ». NO MASKS !  a souligné en capitales le président sur son média personnel Truth Social.

– Contorsion remarquable en matière de liberté d’expression, Trump menace de poursuivre en justice les médias ou les auteurs pour qu’ils révèlent les sources anonymes qui étayent leurs enquêtes. L’inquisition travestie en transparence.

– L’Amazonien Jeff Bezos, le nouveau patron du Washington Post et allié inopiné de Trump, qui impose désormais plus d’espace aux opinions favorables à l’administration MAGA dans le mythique journal du Watergate. Des cadres démissionnent.

– Hasard ? Le Post est une exception dans la liste des agences de presse et des journaux nationaux dont les abonnements ont été annulés au secrétariat d’État, les affaires étrangères américaines.

La liberté de dire

Quelques jours après l’épisode de Munich, à l’antenne de CBS News, le secrétaire d’État Marco Rubio était invité à expliquer les propos de son collègue Vance qui, de plus, avait profité du voyage pour aller saluer les dirigeants du parti d’extrême droite Alliance pour l’Allemagne, l’AfD, qui flirte avec des idées néonazies. L’animatrice, Margaret Brennan, lui faisait remarquer que Munich n’était peut-être pas l’endroit idéal pour évoquer des ennemis de l’intérieur, un pays qui avait utilisé jadis la liberté d’expression pour les éliminer et commettre un génocide.

Impassible, Rubio a répondu : « La liberté d’expression n’a pas été utilisée pour commettre un génocide. Le génocide a été perpétré par un régime nazi autoritaire qui s’est avéré être également génocidaire parce qu’il haïssait les Juifs, les minorités et ceux qu’il détestait, mais principalement les Juifs. Il n’y avait pas de liberté d’expression dans l’Allemagne nazie. Il n’y en avait pas. Il n’y avait pas non plus d’opposition dans l’Allemagne nazie, c’était un seul et unique parti qui gouvernait ce pays. »

Le pluralisme politique serait-il une condition acceptable qui puisse permettre de mentir au public ?

Le grand stratège de la propagande nazie désigné par Hitler dès 1930, Joseph Goebbels, décrivait ainsi les techniques favorables pour arnaquer les esprits dans un manuel à ses troupes:  « Nous ne cherchons pas la vérité, mais l’effet produit … Les grandes masses sont aveugles et stupides …  La seule chose qui soit stable, c’est l’émotion et la haine .»

Si nous sommes très loin des visées du régime nazi de l’époque, il n’en demeure pas moins qu’aux États-Unis comme ailleurs, la haine des élites, la crainte de l’autre, qu’il soit migrant, woke, musulman, féministe ou autre, est savamment mijotée pour orienter le vote. Et comme les médias sociaux sont devenus davantage un espace d’affrontement qu’un lieu de débat, les véritables ennemis de la démocratie, armés de leur clavier, loin des foules, y fabriquent le chaos (2).

Bien sûr, la frustration populaire et la désinformation ne datent pas d’hier, mais c’est la vitesse à laquelle elles fédèrent aujourd’hui qui est troublante. Il ne faut plus des années avant que s’installent les faussetés réactionnaires. Quelques mois suffisent.

La censure en défense

Sans doute marquée par son passé, l’Allemagne a été à l’avant-garde pour tenter de contrôler le monstre. En 2017 elle adoptait la Netzwerkdurchsetzungsgesetz, la loi sur l’application des réseaux. Cette législation cherche à lutter contre les fausses nouvelles et les discours haineux sur les médias sociaux. Elle vise autant les plateformes, celles qui comptent plus de deux millions d’abonnés, que les utilisateurs.

Les diffuseurs sont contraints de retirer les contenus jugés « illégaux » après signalement sous peine de lourdes amendes, alors que les auteurs de ces publications se voient confisquer leur téléphone en cas de récidive, quelques jours de prison même pour les récalcitrants. En 2019, Facebook a été condamné à deux millions d’euros pour avoir omis de déclarer aux autorités des plaintes d’utilisateurs. Mais ils n’étaient pas les seuls médias selon les enquêtes.

La France a aussi sa loi contre la manipulation de l’information, la loi infox, adoptée en 2018 et qui a connu plus de revers en cour et de critiques que de condamnations.

L’Union européenne de son côté se refuse à interdire la désinformation, mais timidement invite depuis 2022 les diffuseurs à signaler sur leur fil les contenus trompeurs. Une mesure volontaire qui, paradoxalement, intervenait au moment même où X (twitter) et Facebook allaient abandonner leurs politiques épuratoires.

De son côté, le Canada mijote le projet de loi C-63, qui ajouterait au Code criminel des dispositions sur les discours haineux, mais qui se concentre surtout sur l’exploitation de la violence sexuelle, sans s’attaquer pour l’instant à la désinformation plus générale.      

Ce sont sans doute ces initiatives naissantes qu’avait en tête J.D. Vance lorsqu’il est monté sur la tribune à Munich, ces menaces à la liberté débridée des cyberoligarques de Donald Trump, dont Elon Musk et Mark Zuckerberg.

La liberté de faire

Il suffit de naviguer 10 minutes sur X pour y découvrir les acteurs de nos malheurs. La horde de chroniqueurs amateurs autoproclamés qui expliquent à leurs disciples que Trudeau est responsable des politiques de Trump, que Poutine est un bon gars, qu’il nous faudrait un Musk pour faire le ménage au pays. Somme toute, rien de bien méchant entre deux élections, mais plus insidieux lors de campagnes électorales.

Le drame c’est que la liberté d’expression hors contrôle peut devenir liberté tout court entre les mains de gens de pouvoirs. On dit n’importe quoi, et on en fait tout autant. À ce chapitre, le présent cirque à Washington passera à l’Histoire.

Et le cirque tue.

Des records de mortalité par COVID au début de la pandémie qui « devait se terminer avec les beaux jours du printemps » prédisait Trump; des enfants décédés de la rougeole au Texas ces derniers jours; des milliers de personnes qui mourront de la malaria, du SIDA et de malnutrition dans les pays du Sud à la suite du dépeçage de la USAID; les victimes passées et à venir des catastrophes liées aux changements climatiques parce qu’il faut drill, baby drill; les centaines de milliers de morts au combat ou dans leur cuisine en Ukraine, qu’ils soient Ukrainiens, Russes ou Nord-Coréens, tous des victimes des mensonges officiels; les victimes futures des compressions dans la recherche médicale financée par le NIH.

La liberté d’interdire, interdire pour libérer

Twitter (devenu X) a été suspendu en tout ou en partie à de multiples reprises dans certains pays, mais ce n’était pas toujours pour garantir la liberté d’expression. Le contraire souvent. La Chine bloque le média depuis longtemps et pourchasse les utilisateurs par VPN.

Les gouvernements ont le défaut de leur qualité. Si le temps permet de décider avec davantage de sagesse, il les confine souvent dans la réaction plutôt que dans la prévention. La guerre hybride est déjà une réalité, et les perspectives de développement de l’intelligence artificielle laissent croire que nous n’avons encore rien vu en matière de désinformation.

Les États démocratiques doivent s’atteler à la tâche. Comment éviter de sombrer dans des univers parallèles, comme l’érosion actuelle de la raison politique aux États-Unis, et assurer le droit fondamental de liberté d’expression qui est l’essence même de cette démocratie ?

Il demeure troublant de voir des gens comme Trump et ses MAGA manipuler la vérité pour prendre le pouvoir, terroriser un parti politique et même son opposition, et ensuite faire le tour de la maison pour éteindre une à une les lumières .. de la liberté d’expression.

 

     

 

1 – On pense que des équipes de recherche ont enregistré et stocké des copies de leurs travaux en lieu sûr. Lire Trump et l’ignorance de destruction massive, En Retrait (en-retrait.com), décembre 2024.

https://en-retrait.com/trump-et-lignorance-de-destruction-massive-2/

2 – Lire notre article de janvier 2025, La victoire de Donald Troll ?

 

 

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