À propos de l'auteur : Serge Truffaut

Catégories : Jazz

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Serge Truffaut

Le trompettiste Chet Baker est mort le 13 mai 1988 à Amsterdam. Il avait 58 ans. Au petit matin, un passant avait aperçu son corps au pied d’un hôtel de la ville où il se produisait souvent. Cette mise entre parenthèses définitive ainsi que son lieu ne résume pas, mais symbolise l’aventure musicale de celui qu’on surnomma des années auparavant le James Dean du jazz. Ce qu’il détesta profondément.

Notre homme avait l’habitude de dire que sa vie se décomposait comme suit : un tiers de conduite automobile, un tiers d’hôtel, un tiers de prestation. En d’autres mots, Chesney Baker né en 1929, année du krach, à Yale dans l’Oklahoma ne fut pas le James Dean du jazz, mais son nomade, son clochard céleste.

Aux tiers évoqués, il faudrait en ajouter une autre. Oui, on sait … Aux réalistes qui chipoteront en disant que cela n’est mathématiquement pas possible car ça fait quatre tiers, on reprendra la réponse de Raimu à César lorsqu’il lui déclina son cocktail au Picon : «Mais, imbécile, ça dépend de la grosseur des tiers ! ». Toujours est-il que le quatrième tiers de Baker fut composé pendant des décennies d’héroïne et de cocaïne. Ce que les policiers d’Amsterdam découvrirent dans sa chambre.

Plus haut on avançait que ce 13 mai symbolisait le parcours du trompettiste ici bas. Détaillons. Ce jour-là, il était en Europe dans une ville où il enregistra plus d’un album dont le tout nouveau, tout beau : Chet Baker – Blue Room. Vara Studio Sessions In Holland édité par le bien nommé label Jazz Detective. Il s’agit d’un double CD rassemblant des bandes enregistrées en 1979 et découvertes récemment.

Ce double a été réalisé aux trois-quarts en compagnie de Jean-Louis Rassinfosse, un contrebassiste belge qui joua auprès du trompettiste pendant une dizaine d’années, Phil Markowitz, un pianiste américain au jeu d’une incroyable clarté, et Charles Rice, un batteur des États et vieux complice de Baker dans les années 60. Et pour le dernier quart avec un trio néerlandais. Bien.

Cet album résume le symbole évoqué pour la bête ou « plate » raison qu’à l’instar de plusieurs autres, il a été réalisé en Europe après la coupure, la rupture, l’accident qui a divisé la vie de Baker en deux. C’est tout simple : au cours de la deuxième moitié des années 60 sur une plage située à Sausalito, à quelques encablures de San Francisco, Baker fut sauvagement tabassé par des dealers de « dopes ».

Résultat, sa dentition du haut ainsi que la lèvre supérieure furent passablement abîmées. On doit préciser que ce jour-là, dans son cas, l’angoisse majeure des trompettistes s’est traduite dans les faits : sa lèvre ayant éclaté, son jeu dans les graves fut réduit à une peau de chagrin. Pour faire court : il décida de faire ce que Louis Armstrong et Miles Davis firent en pareilles circonstances, chanter davantage comme le fit le premier, moins jouer comme le décida le deuxième.

Pendant des années il se retira de la scène. Si l’on en croit ses propos, il passa trois de ces années à réapprendre son instrument dans une station-service où il travaillait de nuit. Mais bon … l’homme avait la réputation de savoir confectionner les légendes.

Chose certaine, l’agression dont il fut le sujet le convainquit de quitter définitivement les  États-Unis pour l’Europe. Fait à noter au terme d’un séjour de plusieurs mois dans une prison des environs de Rome, il maîtrisait parfaitement l’italien.

Avant cet accident, il fit sensation dans les années 50 et 60 en compagnie de Gerry Mulligan, Stan Getz, Art Pepper et compagnie. Il enregistra une flopée de disques pour des étiquettes américaines. Après cet accident, il va rayonner partout en Europe en compagnie des pianistes Alain Jean-Marie et Michel Grailler, les contrebassistes Rassinfosse et Niels-Henning Orsted Pedersen, le guitariste Philippe Catherine et les américains expatriés Doug Raney à la guitare et les merveilleux pianistes Duke Jordan et Kirk Lightsey.

Signe de la profondeur de la coupure évoquée, la production de Baker au cours des quinze dernières années de sa vie fut égale voire supérieure à celle effectuée aux États-Unis dans les 25 années précédentes. Ce qui nous ramène à ce Blue Room.

Comparativement à bien de ses disques Made In Europe, le jeu de Baker est plus ferme, plus volontaire. Ici, il ne joue pas avec cette fragilité qui a distingué notamment ses albums sur Steeple Chase avec Raney. Cela précisé, son jeu est ce qu’il a toujours été : fluide, clair comme de l’eau de roche. Quoi d’autre ?  Il chante beaucoup moins et c’est tant mieux.

La beauté de ce double CD tient également au fait que sur les trois-quarts de cet enregistrement pour la radio néerlandaise, il est accompagné par des musiciens qui connaissent leur Chet Baker sur les bouts des doigts. Ils jouent avec lui et non en réaction. Le programme ? Il a ceci de notable qu’il y a moins de standards, dont ce My Funny Valentine qu’il a mis sur ruban tant de fois, que des pièces plus récentes dont Nardis et Down de Miles Davis et Blue Gilles de Baker.

Ce nouvel engin musical de Chet Baker n’aurait pas été baptisé Blue Room que Fête de la lenteur lui aurait convenu.

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