À propos de l'auteur : Daniel Raunet

Catégories : Québec

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Daniel Raunet

On a beaucoup parlé des ravages causés par les écoles résidentielles qui ont soustrait des cohortes d’enfants autochtones à leur communauté et à leur culture. Traumatisés par les rafles des années 1960 et 1970, les autochtones en ont assez de perdre leurs enfants. Plusieurs groupes ont commencé à définir leurs solutions de remplacement de la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ).

L’opposition du Québec à l’autonomie gouvernementale des autochtones

Malgré les recommandations de sa Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics (Commission Viens, 2019) [1] et celles de la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse (Commission Laurent, 2021) [2], le Québec refuse toujours d’intégrer à ses lois la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones. Contrairement au gouvernement canadien (2021) et à deux provinces, le Manitoba et la Colombie-Britannique. Cette Déclaration affirme le droit à l’autodétermination des Premiers peuples dans le cadre des États existants et à la préservation de leurs cultures et de leurs systèmes juridiques. Le document prévoit également le consentement libre, préalable et éclairé à toute mesure affectant leurs droits ou leurs territoires.

Selon le politologue Martin Papillon, le gouvernement Legault « craint notamment que cela donne un “droit de veto” aux Premières Nations et aux Inuit sur les projets de développement, ou que cela limite la pleine compétence législative de l’État québécois sur son territoire » [3]. Le Québec s’est donc opposé bec et ongle à la loi C-92, la Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis. Ce texte législatif fédéral, proclamé le 1er janvier 2020, affirme les droits et la compétence des peuples autochtones en matière de services à l’enfance et à la famille, un empiétement intolérable pour Québec sur ses propres compétences. Le 9 février 2024, le Québec a perdu sa cause en Cour suprême.

Le virage de la DPJ

L’échec du Québec en Cour suprême a provoqué un rapprochement salutaire entre les Services sociaux de la province et les autochtones. Richard Gray, un Mi’gmaq gestionnaire des services sociaux de la Commission de la santé et des services sociaux des Premières Nations du Québec et du Labrador, constate que « les choses ont changé, leur mentalité a effectué un virage à 180 degrés en ce qui concerne la collaboration avec les communautés des Premières Nations »[4]. Un groupe de travail entre le ministère et l’APNQL a été mis en place pour harmoniser les pratiques provinciales avec la loi fédérale C-92 et les lois adoptées éventuellement par les communautés autochtones. Le gouvernement Legault accepte également de discuter de toutes ces questions à trois, Premières Nations, Ottawa et Québec.

En février 2025, le ministère de la Santé et des Services sociaux a publié des lignes directrices pour tenter d’harmoniser les pratiques provinciales avec la Loi fédérale concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis. [5] Le document, élaboré en consultation avec diverses organisations autochtones, fait ainsi sienne une des recommandations de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées : « que la garde d’un enfant des Premières Nations et Inuit devrait être confiée en priorité à un ou des membres de la famille ou à un proche qui est membre de la communauté ».

Le document reconnaît également la surreprésentation des Premières Nations dans les interventions de la Direction de la Protection de la Jeunesse (DPJ). « Ces enfants sont 3,5 fois plus à risque de faire l’objet d’une évaluation, 4,4 fois plus à risque que leur évaluation soit judiciarisée et 4,3 fois plus à risque d’être placés en milieu substitut que les enfants allochtones. »

Les Premiers Peuples entrent dans la brèche de la loi C-92

Ce que Québec voulait éviter est maintenant en voie de généralisation, le remplacement de la DPJ par des systèmes autochtones. Selon Richard Gray, toutes les Premières Nations au Québec préparent à l’heure actuelle des lois de prise en charge par les communautés de leur propre système de protection de l’enfance. Selon leurs besoins, leurs ressources et leurs valeurs, le contenu de ces lois va varier. Certaines communautés pensent limiter leur juridiction aux seuls territoires que leur reconnaît la Loi sur les Indiens, d’autres incluent les villes avoisinantes (ex. Uashat mak Mani’Utenam), d’autres encore veulent aussi s’occuper de leurs enfants en difficulté dans les grandes villes du Canada. Il reste beaucoup à faire, mais les normes de la loi fédérale C-92 obligent les autorités locales à prévenir les communautés autochtones de toute mesure envisagée pour la protection d’un de leurs enfants qui se trouve sur leur territoire.[6] De Vancouver à Saint John’s.

La loi fédérale introduit en outre une réévaluation régulière de la situation des enfants placés à l’extérieur et leur réintégration éventuelle dans la communauté. Pour les employés de la DPJ, cette approche communautaire bouleverse leurs pratiques, puisqu’au niveau provincial, c’est la stabilité des enfants qui prime, ce qui conduit souvent à des placements dans des foyers non autochtones.

Pour Lisa Ellington, de l’École de travail social de l’Université Laval, le Québec doit modifier sa loi pour l’harmoniser avec les nouvelles exigences de la loi fédérale. « Dans la loi sur la DPJ provinciale, on a plein d’articles qui viennent toucher la stabilité des enfants. C’est pour éviter que les enfants soient déplacés d’un endroit à un autre. On parle de projet de vie permanent. Mais en faisant ça, les enfants perdent leurs racines culturelles, le lien avec leur culture, leur communauté, tout ça parce qu’ils sont souvent placés dans des familles non autochtones. Ce que la loi fédérale vient dire, c’est, oui, la stabilité est importante, mais la continuité culturelle, le droit à la préservation de la culture, de l’identité culturelle a le même poids. »

L’exemple des Atikamekw

Au Québec, la communauté atikamekw d’Opitciwan a été la première à adopter sa propre loi de protection de la jeunesse. La professeure Lisa Ellington, qui passe encore un tiers de son temps dans les communautés autochtones, connaît particulièrement bien cet exemple. « Dans la loi d’Opitciwan, il n’y a plus de tribunal. Pour les décisions entourant les enfants, on a un conseil de famille. Et si la famille ne s’entend pas de manière consensuelle sur les décisions à prendre, c’est un Conseil d’arbitrage qui est composé de Sages de la communauté qui va devoir statuer. Leur décision est finale et sans appel. » [7]

Le Québec a perdu la bataille le 23 septembre 2022, lorsque la juge Doris Thibault de la Cour du Québec s’est prononcée dans le cas d’un nouveau-né enlevé par la DPJ à une mère atikamekw hors du territoire autochtone. La magistrate a statué que la loi d’Opitciwan primait sur celle de la province et que les tribunaux n’avaient aucune compétence en la matière. [8] Québec n’a pas osé faire appel. Résultat, à Opitciwan, il n’y a plus un seul dossier de protection de l’enfance qui est judiciarisé.

Opitciwan a également créé une équipe d’intervention en milieu urbain. Le Grand Chef de la Nation Atikamekw, Constant Awashish, se félicite de l’évolution des attitudes des services sociaux québécois. « La collaboration avec le Québec à ce niveau-là, La Tuque, Shawinigan, Joliette, il y a une très bonne collaboration des CISSS actuellement. Ils nous interpellent quand il y a un jeune Atikamekw à problème en ville. » [9]

Tout n’est pas rose cependant. « On aimerait avoir plus d’intervenants et d’évaluateurs qui sont atikamekw. On aimerait avoir plus de logements dans les communautés pour pallier les besoins en familles d’accueil … Ce qui nous amène à recourir à des agences de placement extérieures. Nous on est habitués à deux agences de placement pour combler le vide qui existe actuellement. Ce ne sont pas nécessairement des gens qui ont l’habitude du système d’intervention atikamekw. Ce sont souvent des gens qui comprennent mieux l’approche du Québec, de la DPJ. Donc ça nous crée quelques difficultés. »

La DPJ au Nunavik, une véritable épidémie

Le Nunavik, qui est couvert par la Convention de la Baie-James, est non seulement très loin des services disponibles à la plupart des Québécois, mais il a une histoire de destruction de la culture particulièrement lourde. On rappelle rarement au Sud la sédentarisation forcée des Inuit, dont les chiens de traîneau ont été systématiquement abattus par les autorités entre 1957 et 1965. [10] Aujourd’hui, 40 % des 14 000 habitants du Nunavik sont des mineurs. Boom démographique, pauvreté extrême, surpeuplement des habitations, il manque un bon millier de logements selon l’Office d’habitation du Nunavik.

Neuf habitants sur dix sont des Inuit. 17 % des enfants sont suivis par la DPJ et dans 63 % des cas, ces jeunes sont placés dans des foyers d’accueil. [11] 36 % de ces placements se font en dehors du Nunavik, dans 93 % des cas dans des foyers non autochtones. Ce qui est, en pire, comparable à la situation de l’ensemble des Premiers peuples du Québec : d’après les données du recensement de 2021, 15 % des enfants confiés à la DPJ sont des autochtones, alors que dans la population générale, le taux n’est que de 2,7 %.

Incident révélateur, au printemps 2024, la juge Peggy Warolin de la Cour du Québec a vertement tancé la DPJ pour avoir placé une adolescente de 16 ans dans 64 foyers d’accueil et centres de réadaptation différents en moins de dix ans, la plupart à l’extérieur du Nunavik.[12] La magistrate a statué que la jeune Inuk, arrachée à son milieu depuis l’âge de cinq ans, a été privée de son droit à la préservation de son identité culturelle.

Ce qui reste à faire

La professeure Lisa Ellington estime que les mentalités des travailleurs de la DPJ n’ont pas suffisamment changé. « J’entends encore souvent des questions qui ne sont pas légitimes telles que, les communautés sont-elles capables, est-ce qu’elles vont pouvoir se reprendre en main ? On s’inquiète pour les enfants, mais honnêtement on pourrait difficilement faire pire que ce qui est fait pour les enfants autochtones par le système ».

Elle déplore également les obstacles économiques auxquels font face les familles d’accueil autochtones. Au Nunavik, la DPJ sépare encore des fratries parce qu’il n’y a pas assez de lits dans une maison. De plus, pour être travailleur social, il faut être membre d’un ordre professionnel, une corporation dont les membres ont été formés à la logique de la DPJ. « D’un autre côté on a des personnes, des savoirs autochtones, des savoirs expérientiels, des connaissances du milieu, mais avec des savoirs qui sont moins reconnus, vus comme étant moins légitimes, avec des conditions salariales moins élevées. » Jusqu’à l’an dernier, pas une seule université québécoise n’avait inclus de formation sur les réalités autochtones dans ses départements de travail social.

Constant Awashish, Richard Gray et Lisa Ellington s’entendent sur un point : le financement n’est pas au rendez-vous. La loi fédérale ne contient aucun article sur la question. Ottawa a bien réservé 1,8 milliard $ sur 11 ans pour mettre en place les services à l’enfance autochtones, mais « quand il n’y aura plus d’argent dans l’enveloppe budgétaire, que le gouvernement va changer, qu’est-ce qui va arriver pour pérenniser nos lois… qu’est-ce qui va advenir dans 10 ans, dans 15 ans ? »  (Lisa Ellington).

L’immobilisme provincial

Au Québec, les autochtones ne s’arrêteront pas à la question des services à l’enfance. Le droit à autonomie gouvernementale que leur reconnaissent les Nations Unies et le gouvernement fédéral leur permet de raviver leurs revendications sur le partage des revenus de l’exploitation de leurs territoires ancestraux. Or, depuis 1978 et les Conventions de la Baie-James et du Nord québécois (Cris et Inuit) et du Nord-est québécois (Naskapis), le Québec n’a conclu aucune entente globale avec ses autochtones. De nombreuses communautés ont profité de négociations en cours avec Ottawa, pour opposer un nationalisme autochtone à la vision centralisatrice de l’État québécois (ex. : Déclaration de souveraineté des Atikamekw Nehirowisiw [13], Innus de Mashteuiatsh, Nutaskuan et Essipit [14]).

Pour conclure, le Grand Chef Atikamekw Constant Awashish est persuadé que la marche à l’autonomie gouvernementale est inéluctable. « Il faut arrêter d’avoir peur des Premières Nations. On a une histoire de cinq cents ans. On est ici pour rester. » Et il ajoute, avec un sourire dans la voix : « Malheureusement pour vous. »

 

 

[1] Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics au Québec, Rapport final, Québec, 2019, p 236. https://www.bibliotheque.assnat.qc.ca/guides/fr/commissions-d-enquete-au-quebec-depuis-1867/7738-commission-viens

[2] Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse, « Rapport final : instaurer une société bienveillante pour nos enfants et nos jeunes », Québec, avril 2021, p 297. https://www.csdepj.gouv.qc.ca/fileadmin/Fichiers_clients/Rapport_final_3_mai_2021/2021_CSDEPJ_Rapport_version_finale_numerique.pdf

[3] Martin Papillon, Chercheur au Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal (CERIUM), « Le Québec a-t-il manqué le virage de la réconciliation ? », La Presse, Montréal, 20 juin 2025. https://www.lapresse.ca/dialogue/opinions/2025-06-20/journee-nationale-des-peuples-autochtones/le-quebec-a-t-il-manque-le-virage-de-la-reconciliation.php

[4] Entrevue, 3 octobre 2025.

[5] Ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec, « L’intérêt des enfants autochtones, le bien-être de leurs familles et des communautés : des concepts phares en protection de la jeunesse », Québec, février 2025, https://publications.msss.gouv.qc.ca/msss/fichiers/2024/24-839-04W.pdf

[6] Loi concernant les enfants, les jeunes et les familles des Premières Nations, des Inuits et des Métis, articles 12 et 13, Ottawa, 2019. https://www.parl.ca/DocumentViewer/fr/42-1/projet-loi/C-92/sanction-royal

[7] Entrevue le 1er octobre 2025.

[8] Sonia Semere, « Protection de l’enfance : Victoire des Atikamekw d’Opitciwan », Droit-Inc, Montréal, 7 octobre 2022. https://www.droit-inc.com/conseils-carriere/nouvelles/protection-de-lenfance-victoire-des-atikamekw-dopitciwan

[9] Entrevue le 29 septembre 2025.

[10] « Nunavik : Québec admet ses torts dans l’abattage de chiens de traîneau », Radio-Canada Info, Montréal, 8 août 2011. https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/526310/inuits-quebec-reconnaissance-abattage-chiens

[11] Lisa Ellington, « Nurturing roots: Motivations of Inuit foster parents caring for Inuit children in Nunavik », Child Abuse & Neglect, vol. 163, Winnipeg, mai 2025. https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S014521342500081X?via%3Dihub

[12] Félix Lebel, « Le placement d’enfants de la DPJ hors de la région suscite des craintes au Nunavik » Radio-Canada Info, Montréal, 29 mai 2024.

https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/2076304/dpj-jeunesse-protection-nunavik-inuit

[13] AtikamekwSipi, « Déclaration de souveraineté d’Atikamekw Nehirowisiw », Wemotaci, 8 septembre 2014.

https://www.atikamekwsipi.com/public/images/wbr/uploads/publication/IMG_6175.JPG

[14] Regroupement Petapan « Présentation de l’entente de principe d’ordre général », Mashteuisatsh, 2025. https://petapan.ca/page/presentation-de-entente-de-principe-ordre-general-epog

 

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