Partagez cet article
Capture d’écran Youtube
Serge Truffaut
Selon les services de renseignements occidentaux, ceux des États-Unis en tête, environ 200 000 soldats russes auraient été tués ou blessés sur les terres ukrainiennes depuis l’offensive ordonnée par Poutine le 24 février 2022.
De ce nombre, l’association formée de Mediazona, un site indépendant russe d’informations, la section russe de BBC News et des observateurs initiés aux mystères militaires, a calculé que des sources publiques, par exemple les municipalités ou les pompes funèbres, avaient « officialisé » le décès de 16 000 d’entre eux.
Laissons le premier chiffre évoqué pour mieux mettre en relief la singularité du second. On devrait dire l’incroyable singularité. Car plus de militaires russes sont morts en un an de guerre en Ukraine qu’en neuf ans dans celle de l’Afghanistan, soit de 1979 à 1989.
Ce qu’il faut bien nommer une énorme boucherie est la traduction dans les faits d’une série d’erreurs commises tout en haut de la pyramide des pouvoirs russes. Elle est également la confirmation, et non le révélateur, du cynisme abject des dirigeants russes puisqu’ils font peu de cas de la vie humaine comme le démontre l’historien britannique Anthony Beevor dans son dernier livre Russie : révolution et guerre civile.
Une comédie d’erreurs
Au cours de la dernière semaine du mois de novembre, William Burns, patron de la CIA, et John Sullivan, ambassadeur américain à Moscou, ont rencontré Nikolaï Patrushev, un conseiller senior de Poutine appartenant au clan des faucons, dans la capitale russe. Ce dernier a davantage écouté que discuté.
Il en fut ainsi, révèle Dara Massicot, ex-analyste senior du pupitre Russie au Pentagone et actuelle analyste de la défense russe à la Rand Corporation, dans la livraison mars-avril de Foreign Affairs, parce que le duo savait tout ou presque des intentions russes. Preuves à l’appui, Burns et Sullivan ont indiqué à leur interlocuteur être au courant que les troupes massées à la frontière que partagent la Biélorussie et l’Ukraine n’étaient pas là pour mener un banal exercice militaire mais bel et bien pour attaquer l’Ukraine.
Le duo américain a confié que si attaque il y avait, l’Occident, États-Unis en tête, réagirait rapidement et avec force. Patrushev et surtout Poutine ont toujours cru que les Occidentaux seraient très lents à la manoeuvre. Cette première erreur fut d’autant plus funeste que Washington s’employa très vite à communiquer publiquement et régulièrement sur les préparatifs russes permettant ainsi à un certain nombre d’acteurs, dont les Polonais, les Roumains, quelques autres et surtout les Ukrainiens de se préparer. De se préparer avec l’aide, derrière les rideaux, des renseignements américains et des stratèges militaires tout aussi américains.
À plus d’un égard, la deuxième erreur est la définition même de la vanité. Poutine a fait ce qu’Hitler fit en son temps : il a préparé l’attaque avec l’aide d’un nombre très restreint de conseillers. Il a laissé un grand nombre de généraux, dont ceux versés en stratégie militaire, sur la touche. Et ce, jusqu’à la dernière semaine avant le début de l’offensive.
Fumisterie ou négligence ?
Selon Massicot et les chercheurs du Center for Strategic and International Studies, le plan élaboré par Poutine et ses proches, majoritairement des renseignements et non des militaires, était aussi bancal que mortifère. Car aucun d’eux n’avaient tiré des enseignements des récents conflits dont celui auquel les Russes participent en Syrie.
Si Poutine avait fait preuve d’humilité, s’il avait tiré des leçons des guerres modernes, alors il aurait ordonné des attaques aériennes accompagnées de missiles pendant 4 à 6 semaines afin de détruire en premier lieu les infrastructures ukrainiennes. Après quoi, les forces terrestres auraient suivi. Ce ne fut pas le cas.
En effet, Poutine avait la certitude que l’Ukraine allait s’effondrer comme un château de cartes et qu’il ne fallait donc pas détruire les infrastructures, histoire de ne pas handicaper la gestion du gouvernement fantoche qu’il prévoyait installer à Kiev dans les trois mois suivant l’introduction russe en territoire ukrainien.
Un, Poutine a tout d’abord sous-estimé la force du sentiment anti-russe des Ukrainiens, 84 % d’entre eux considèrent les Russes comme des occupants, soit davantage que ce qu’il avait cru. Deux, les Américains étaient présents avant même le début du conflit en fournissant à l’état-major ukrainien toutes les informations nécessaires à la poursuite d’une guerre. Trois, ces mêmes Américains ont déjà accordé 27 milliards $ d’aide sous des formes diverses. Quatre, les Polonais, les Allemands, les Britanniques, les Français et consort se sont impliqués.
Travail bâclé
En 2013, le ministère de la Défense russe s’employa à l’accélération de la transformation de l’armée russe, toujours sous la coupe de la culture soviétique, en une force d’intervention rapide, moderne. Des milliards furent donc investis et des millions et des millions d’entre eux furent … détournés ! Premier constat.
Deuxième constat, aucune réforme de le ligne de commandement ne fut menée dans le but notamment de mettre entre parenthèses les « vieilleries » soviétiques et de remplacer celles-ci par des moyens de communication au diapason des développements technologiques. Autrement dit, la ligne de commandement reste ce qu’elle était à l’époque soviétique : du général au simple soldat. Autrement dit (bis) les capitaines et autres sous-officiers qui sont sur le terrain n’ont aucune marge de manoeuvre contrairement à leurs homologues ukrainiens. Bref, la communication est toujours à flux tendu.
En accordant d’entrée la préséance aux forces terrestres, Poutine et ses proches ont énormément compliqué la tâche des pilotes et fait le lit à la guerre de position qui se poursuit désormais et qui fait écho, ironie de l’histoire, à la Première Guerre mondiale.
Mais encore ? Pour protéger l’armée de terre, la stratégie arrêtée par le Kremlin oblige les pilotes à voler à basse altitude. Ce faisant, ils facilitent ainsi, si l’on peut dire, le travail des missiles Stinger. En fait, le dirigeant russe ayant passablement réduit l’efficacité supposée de l’armée de l’air il s’est mué, par les mercenaires de Wagner interposés, en maître boucher.
On en doute ? Depuis la mobilisation en septembre 2022 de 300 000 hommes sans expérience militaire, on assiste à une répétition de ce qui fut observé durant le siège de Stalingrad, et que Beevor, encore lui, dépeint dans son livre du même nom : soit métamorphoser le soldat en chair à canon.
À la suite du remplacement en janvier 2023 du général russe Sergey Surovikim par le général Valeriy Geramisov, les modifications apportées par celui-ci laissent clairement entrevoir un changement profond de stratégie : priorité a été accordée à la défense des régions ukrainiennes sous domination russe. En d’autres termes, l’état-major russe a opté pour une guerre de position, pour l’enlisement. Bref, ça va durer, durer.