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Même si les rapports du Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat se suivent et deviennent de plus en plus alarmants, les gouvernements du monde avancent à pas de tortue devant les bouleversements climatiques qui affligent la planète, on le sait. Partout on piétine en invoquant les impératifs économiques ou la sécurité énergétique plutôt que de poser des gestes déterminants qui se font de plus en plus urgents. Comme s’il voulait nous faire prendre conscience de la menace que représente cette lente dégradation à la grandeur du globe, le romancier écossais Peter May s’appuie sur les constatations du GIEQ et situe l’action de son plus récent roman dans le futur presque immédiat; celui des décennies qui s’annoncent. Bienvenue dans l’apocalypse … ou presque.
Michel Bélair
En 2051, alors que s’amorce ce récit, la crise climatique est devenue omniprésente. Un peu partout en Europe, les zones côtières y compris des grandes villes comme Amsterdam, Rotterdam ou Hambourg ont été englouties par la montée des eaux et la majeure partie de Londres se retrouve sous les flots. Pire : le Gulf Stream s’est « éteint », dévié par l’arrivée massive de l’eau glacée résultant de la fonte de la calotte polaire, et la majorité du continent européen est plongé dans le climat que la Norvège connaît aujourd’hui. À quelques détails près, c’est ce que prévoient les plus récentes analyses du GIEQ si l’on ne bouge pas significativement dès maintenant. Et comme si ça ne suffisait pas, Peter May souligne, en s’appuyant toujours sur les mêmes données, que de grandes parties du continent africain et de l’Asie sont devenues inhabitables à cause des hausses de température entraînant ainsi près de deux milliards de migrants vers les régions un peu plus épargnées par le climat … ouff. L’apocalypse en temps réel, on l’a dit.
De façon plus précise, le roman nous amène en Écosse où, même si d’énormes digues protègent la ville de Glasgow, de grands secteurs de la métropole sont inondés en permanence. Il pleut sans relâche, les orages de glace sont fréquents et le monde que l’on connaît aujourd’hui n’existe plus. Pourtant le pays, qui est devenu indépendant à la fin des années 2020, est un des « privilégiés » de l’Union européenne parce qu’on y a construit des centrales nucléaires « nouvelle génération » au milieu des années 30. N’empêche que les temps sont durs et que, même si les humains peuvent se montrer résiliants, les pénuries sont monnaie courante dans le nouveau monde. Par contre, l’intelligence artificielle est omniprésente et les réseaux de communication 15G de la police contrôlent assez bien la situation malgré quelques tensions à l’aube d’une cruciale élection à la présidence.
C’est dans ce contexte qu’un inspecteur de police, Cameron Brodie, se voit dépêcher dans les Highlands pour enquêter sur une mort suspecte. Tout ce qui va suivre dans ce prophétique roman noir tourne autour de ce personnage tragique qui vient d’apprendre qu’il est victime d’un cancer incurable.
Rien à perdre
Le lecteur rencontre Brodie en 2023 alors que, jeune flic en uniforme, il fait la connaissance de Mel, la femme de sa vie, à la suite d’une plainte pour violence conjugale. Ces deux là connaîtront une longue et intense relation qui se terminera douloureusement. Tellement d’ailleurs que la fille de Brodie, Addie, ne lui pardonnera jamais la disparition de sa mère et qu’elle coupera tous les ponts avec lui. Or il se trouve que c’est elle qui a découvert le «mort suspect» lors d’une randonnée en montagne près de Kinlochleven… et c’est évidemment pour cette raison que le policier s’est porté volontaire dans cette affaire.
Après un vol difficile à bord d’un petit avion électrique, Brodie se retrouve donc dans les Highlands près de l’endroit où l’ on a découvert le corps figé dans la glace de Charles Younger, journaliste d’enquête au Herald. La légiste qui accompagne le policier découvre la preuve que le reporter a bien été assassiné mais voilà qu’elle est éliminée à son tour, dès le lendemain, pendant que Brodie est en montagne avec sa fille, sur les lieux du crime, près de la centrale nucléaire de Ballachulish A. Et voilà que subitement, tout part en eau de boudin alors que les éléments se déchaînent et que la tempête se lève. Le câble de recharge de l’avion est sectionné, on retrouve un autre cadavre et quelqu’un cherche par deux fois à éliminer Brodie en faisant disparaître tous ses contacts et toutes les preuves qu’il a pu amasser.
Mais le policier n’a plus rien à perdre et s’obstine. Il continue à fouiller pour comprendre ce qui se passe autour de lui tout en cherchant à entrer en contact avec sa fille — qui s’y refuse toujours — pour lui révéler des choses importantes sur sa mère et sur lui. Le lecteur apprendra tout cela en même temps qu’elle alors que les repères de ces deux êtres déchirés éclatent soudain au grand jour et que l’affaire connaît sous nos yeux un improbable dénouement. Comme à l’habitude, on ne vous en dira pas plus pour vous laisser le plaisir de découvrir le pot aux roses. Un indice toutefois, un mot plutôt : politique …
Peter May raconte tout cela en tenant le lecteur en haleine du début à la fin grâce à une écriture nerveuse qui ne s’empêche pas de souligner l’intense et violente beauté des nouveaux paysages créés par les changements climatiques brutaux qui frappent le monde. Il y parvient en s’appuyant sur des personnages crédibles, forts malgré leurs failles les plus flagrantes, et surtout en entremêlant judicieusement les époques dans un savant montage qui nous fait sentir à chaque page à quel point nous sommes déjà aujourd’hui bien en selle pour le pire. Surtout que, comme dans la «vraie vie» toute l’histoire est sous-tendue par une trame ne se laissant deviner qu’à la toute dernière minute alors qu’elle était là, partout bien présente, en filigrane.
Un livre remarquable dont on est paradoxalement content de sortir en souhaitant que Peter May aille trop loin et que les hommes ne seront pas assez bêtes pour laisser tout cela arriver …
Tempête sur Kinlochleven
Peter May
Traduit de l’anglais (Écosse) par Arianne Bataille
Éditions du Rouergue-Noir
Arles 2024, 345 pages