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Les neuf juges de la Cour suprême américaine
Serge Truffaut
Il y a tout d’abord le lieu : la bibliothèque Lyndon B. Johnson située à Austin au Texas. Il y a ensuite l’événement : le 29 juillet 2024 s’avère le 60e anniversaire de la Loi sur les droits de vote, le Civil Rights Act, soit la législation emblématique du combat pour les droits civiques pour laquelle Johnson s’est battu avec plus d’ardeur que John F. Kennedy. Il y a surtout, en ce lieu et en ce jour, la réforme de la Cour suprême déclinée par Joe Biden.
La proposition de Biden
À la volonté exprimée par ce dernier, on doit y greffer ceci : enfin ! Car ce président a fait preuve d’un courage qui sur le plan judiciaire a fait cruellement défaut à Bill Clinton et à Barack Obama. Surtout Obama. On sait que la réforme souhaitée par Biden n’a aucune chance d’être adoptée avant son départ de la Maison-Blanche en janvier 2025. Reste qu’il est d’ores et déjà le premier président dans l’histoire de ce pays à introduire un débat sur un centre de pouvoir considéré comme intouchable jusqu’à présent : le judiciaire.
Le 29 juillet dernier, Biden a donc exposé son plan. Cette Cour, siège social du troisième pouvoir, étant devenue une institution dominée par de militants rompus aux combats politiques et économiques, d’expliquer en substance Biden, et non vouée à une gestion éthique du bien commun, il faut la doter : d’un code de discipline anormalement absent; limiter le terme de ses neuf juges à 18 ans et amender la Constitution afin d’abolir l’immunité accordée au président le 1er juillet dernier.
À ce propos, dans son opinion dissidente la juge Sonia Sotomayor a estimé que ce faisant la Cour suprême venait de transformer le président en un roi.
Le sujet étant d’une extraordinaire importance quand on sait qu’aux États-Unis il y a une séparation des pouvoirs entre l’exécutif, le législatif et, on l’oublie trop souvent, le judiciaire, Biden avait pris soin de confectionner cette réforme en prenant tout le temps qu’il fallait pour éliminer notamment les partis-pris. Les possibles accusations de corporatisme politique ou idéologique. Bref, il a tout fait pour éviter le procès en réflexe clanique.
Il faut savoir qu’il y a quatre ans de cela, il avait envisagé sa réforme sous un angle passablement différent, soit augmenter le nombre de juges de neuf à 11 ou à 13 afin de disposer éventuellement du pouvoir de nomination de deux ou quatre magistrats. Mais après débat au sein de la Maison-Blanche il a été décidé de mettre sur pied une Commission qui a étudié le sujet avant de suggérer les pistes empruntées.
Simultanément aux travaux de cette Commission, on retiendra que la Cour a rayé d’un trait de plume le droit à l’avortement accordé aux femmes suite au jugement Roe v Wade; écarté toute réforme du financement des formations politiques; éliminé toute balise à la réglementation des armes à feu; rejeté toute requête ayant une tonalité syndicale; réduit le pouvoir réglementaire de la fonction publique donc des agences fédérales, on fait l’impasse sur bien d’autres décisions pour mieux répéter que la Cour présidée par John Roberts vient donc de doter les États-Unis d’Amérique d’un monarque.
Mitch, le malin vicieux
Sénateur du Kentucky depuis 1985, Mitch McConnell est le patron du Senate Républican Conference depuis 2007. En clair, cela fait 17 ans qu’il est le chef des élus républicains. À ce titre, il détient le record, toutes formations confondues, du plus long terme en tant que « boss » d’un groupe d’élus.
Dix ans auparavant, il avait été assistant du ministre de la Justice (United States Assistant Attorney General). Le président Gerald Ford l’avait nommé à ce poste en 1974. Le directeur de cabinet de ce dernier s’appelait Donald Rumsfeld. Le bras droit de celui-ci ? Dick Cheney.
Rumsfeld, Cheney et McConnell avaient été passablement échaudés par la guerre judiciaire menée au Congrès par les démocrates pour cause de Watergate. C’est au cours de cette période que les deux poids-lourds du cabinet Ford ont adopté le principe de la présidence impériale. Ils souhaitaient doter l’exécutif de pouvoirs propres à le renforcer aux dépens du Congrès.
McConnell va suivre une voie différente
Au cours de son mandat au ministère de la justice, il fit la connaissance d’Antonin Scalia, futur juge à la Cour suprême, et de Robert Bork, ex-ministre de la Justice de Richard Nixon chargé par ce dernier de mener ce qu’on appelle le Saturday Night Massacre, qui avait consisté à renvoyer Archibald Cox, procureur spécial du Watergate.
En conservateurs purs et durs, pour ne pas dire en adversaires de la démocratie, ces trois-là vont développer une stratégie particulièrement vicieuse, sournoise. Laquelle ? Détruire en aval ce qui a été fait en amont. En clair, anéantir par judiciaire interposé les lois adoptées par le législatif, par le Congrès. En clair (bis), le vote des citoyens, de signifier ce trio, nous indiffère totalement.
De son élection au Sénat en 1985 à aujourd’hui, McConnell va s’appliquer avec méticulosité à tisser une toile républicaine sur toutes les cours fédérales et sur la première d’entre elles, soit la Cour suprême évidemment.
Ce champ de mines républicaines étendu aux quatre coins des États-Unis a été labouré avec la complicité de Leonard Leo, grand patron de la Federalist Society pendant vingt-cinq ans. Fondée à Chicago en 1982 par des étudiants en droit conservateurs, cette organisation qui a des filiales dans 200 facultés de droit compte aujourd’hui 70 000 membres, tous avocats. Tous très conservateurs, libertariens.
Dans le cas de Leo, il faut souligner qu’en catholique dévot, il s’est employé avec minutie à nommer ici et là le plus de catholiques possibles. À l’exception de Clarence Thomas, cinq des six juges conservateurs et catholiques nommés par George Bush et Donald Trump ont été choisis et proposés par le duo McConnell-Leo. Fait inusité dans l’histoire du pays, les catholiques sont archi-dominants au sein de la Cour suprême.
Quoi d’autre ? Cinquante des 54 juges nommés aux cours d’appel fédérales par Trump étaient liés à la Federalist Society.
Ce cocktail fait de religiosité et de conservatisme forcené s’est traduit dans les faits par une modification profonde de l’univers soi-disant philanthropique. En juillet 2021, par six voix contre trois, la Cour suprême a aboli, on l’a trop ignoré, l’obligation faite jusqu’alors aux organismes de charité de dévoiler les noms des donateurs.
Sous la protection de l’anonymat, McConnell, Leo et tous ceux et celles qui partagent leurs vues politiques et religieuses ont amorcé à cette date la réingénierie sociale et culturelle du pays. En douce, ces militants imposent ici et là leurs croyances. Par un vice philosophique singulier, au nom de la liberté d’expression, la Cour suprême a permis à des personnes et des organismes de brimer la liberté d’expression d’autrui. « Tu n’es pas catholique…»
Conflits d’intérêt
Quand on songe aux obligations éthiques qui incombent à un juge de la Cour suprême, on reste effaré par l’avalanche de conflits d’intérêts qui distinguent deux d’entre eux : Samuel Alito et Clarence Thomas.
Nommé à la Cour suprême par George W. Bush en 1991, Clarence Thomas passe chaque été ses vacances dans la vaste demeure que possède Harlan Crow dans les Adirondacks. Un très riche promoteur immobilier du Texas. Il s’y rend et en repart à bord du jet privé que possède Crow. On sait cela grâce à une enquête remarquable effectuée par trois journalistes du site d’information tout aussi remarquable qui s’appelle ProPublica.
Chaque année donc, Thomas prend la direction de l’État de New York. Et alors ? Il y rencontre d’autres invités qui sont en fait les principaux acteurs du … Dow Jones ! Quand ce n’est pas le président de Verizon, c’est celui d’une banque ou d’une compagnie agro-alimentaire. Bref, chaque année, Thomas discute avec des dirigeants impliqués dans des activités économiques sur lesquelles il doit juger.
En 2014, Crow a fait l’acquisition de la maison où sa mère vivait à Savannah, en Georgie, pour 133 000 $, a révélé là également ProPublica. Sa mère a continué à y vivre mais on retient surtout que contrairement aux obligations qui lui sont faites Thomas n’a jamais déclaré cette transaction alors qu’il possédait un tiers de cette propriété.
Quoi d’autre ? Tous les frais scolaires du neveu de Thomas qui fréquentait une école secondaire privée onéreuse d’Atlanta ont été payés par Crow.
En ce qui concerne Samuel Alito, il a été le bénéficiaire des largesses de Paul Singer, fondateur et président du fonds d’investissement Elliott Management et important donateur du Parti républicain, grand soutien de Donald Trump. Au juge, Singer a « payé » un voyage de pêche en Alaska d’un montant, avance ProPublica, de 100 000 $.
Entre autres particularités, Singer a fait souvent appel à la Cour suprême pour qu’elle tranche sur des sujets, notamment les dettes souveraines, dans lesquels il était l’un des deux acteurs principaux. Pas une fois, Alito ne s’est désisté. Pas une fois, lui et Thomas n’ont respecté les règles fédérales. En fait, ces deux juges ont violé la loi fédérale qui oblige tous les juges à déclarer les cadeaux qui leur sont faits.
Entre cette entorse, l’impunité accordée au président en exercice, le parti-pris clairement républicain de six juges sur neuf, les conflits d’intérêt, l’inclination marquée pour une morale religieuse en général et catholique en particulier et autres inflexions nauséabondes, on ne sera pas étonné d’apprendre que la crédibilité du plus haut tribunal du pays a fondu comme neige au soleil. À peine 33 %.
Bref, il était temps qu’un chef de l’exécutif donne un coup de pied dans cette caste dominée par des nostalgiques de l’ancien régime. Par des adversaires décomplexés de la démocratie. Par des bas bleus.