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Capture d’écran
Dans un spectacle étonnant, orchestré par le président des États-Unis et par son vice-président Vance, on a pu assister en direct à un psychodrame d’une particulière cruauté. Durant de longues minutes, le président Zelensky a été publiquement insulté, menacé, humilié, et pratiquement expulsé de Washington.
Jean-Claude Bürger
Au printemps 1990 en compagnie de Gilles Gougeon au cours d’un reportage en Roumanie, nous rendions compte des soubresauts de ce pays bouleversé par les événements qui ponctuaient la fin du monde communiste.
Sur le chemin du retour, passant par Budapest, je pris rendez-vous dans une pâtisserie avec une vieille tante. Julia avait survécu à deux guerres mondiales. Elle faisait partie de ces gens qui, darwinisme aidant, avaient acquis un sérieux instinct politique. Elle me fit cette prédiction qui, il faut le dire, mit quelque temps à se réaliser : « Les États-Unis et l’URSS sont en équilibre comme les deux arches d’une voûte, quand l’une d’elle s’effondrera, il y a bien peu de chance que l’autre reste intacte. »
Le psychodrame géopolitique
Le 28 février 2025 restera une date importante de l’histoire de la décadence probable de l’empire américain.
Dans un spectacle étonnant, orchestré par le président des États-Unis et par son vice-président Vance, on a pu assister en direct à un psychodrame d’une particulière cruauté. Durant de longues minutes, le président Zelensky a été publiquement insulté, menacé, humilié, et pratiquement expulsé de Washington.
Nombreux sont ceux qui ont trouvé obscène cette exhibition arrogante de pouvoir et de mépris face à un homme que beaucoup considèrent comme le héros d’une résistance désespérée et l’incarnation du courage patriotique.
Un procès politique et une condamnation à mort
Sous les yeux incrédules d’une communauté internationale médusée, les deux Américains se sont comportés en procureurs enragés. Leur l’agressivité carnassière n’était pas sans évoquer celle des procureurs des procès spectacles de Prague ou de Moscou. Peu de temps après leur réquisitoire, ils ont à l’instar de leurs prédécesseurs prononcé l’équivalent d’une condamnation à mort sous la forme d’une suspension de l’aide américaine à l’Ukraine.
Ceux qui ont encore en tête l’époque soviétique ne s’y sont pas trompés : Lech Walesa chef de la révolte anticommuniste en Pologne et ses amis syndicalistes avec lesquels il a provoqué les premières fissures dans le bloc de l’Est ont déclaré ulcérés : « C’est avec effroi et dégoût que nous avons suivi la retransmission de votre conversation avec le président ukrainien Volodymyr Zelensky. » Ils ajoutent plus loin que l’ambiance leur « a rappelé le souvenir des interrogatoires menés par les services de sécurité et celles des salles des tribunaux communistes ».(1)
Les procès de Prague au début des années 1950 en écho à ceux de Moscou dans les années 1930, avaient exposé sans complexe les aspects inhumains du communisme soviétique et de ses purges sanguinaires.
Lorsque des années plus tard en 1968, Alexander Dubček tenta vainement d’instaurer ce qu’il appelait le « socialisme à visage humain » en Tchécoslovaquie, c’est à cet aspect inquisitorial du communisme qu’il voulait s’opposer.
Make Russia Great Again !
Ce vendredi 28 février, l’inquisition avait changé de camp. Face aux deux pitbulls américains, ce n’est ni à un aveu ni à une abjuration que le président ukrainien se refusait mais à un soi-disant accord où sans contreparties, il aurait dû accepter de céder les richesses minières de son pays à Washington puis, de capituler sans condition devant Moscou.
Plus la rencontre avançait, plus il devenait clair que Trump avait déjà négocié de longue date avec les Russes, et qu’il leur avait offert la tête de Zelensky sur un plateau d’argent …
Splendide cadeau fait à une Russie terriblement affaiblie économiquement, militairement et humainement par trois ans de guerre.
Make Russia Great Again !
Un capitalisme à visage inhumain
Ce spectacle était de plus, celui de Trump le producteur de télévision ! Un show destiné à maquiller devant l’opinion publique, une sorte de capitulation ou au mieux un marché lamentable, en démonstration de force.
Le président américain en profitait pour officiellement s’aligner sur les thèses de Moscou concernant l’Ukraine. Il désignait Zelensky comme responsable de la guerre, et en profitait au passage pour se présenter en chantre de la paix … Il couronna l’exercice en ajoutant avec une indéniable impudence que tout ça faisait de l’excellente télévision. Les applaudissements de la foule vinrent il faut le dire, essentiellement du côté russe.
Maria Zakharova porte-parole de Sergei Lavrov souligna d’ailleurs avec beaucoup de délicatesse que « la façon dont Trump et Vance se sont contenus et n’ont pas giflé cette ordure relève du miracle de retenue »(3)
Ce soir-là, le capitalisme américain a cessé de vouloir faire bonne figure, Trump inaugurait un capitalisme à visage inhumain.
Sinistre écho de celui de son ami Poutine …
Une perestroïka à l’envers
Ce retournement spectaculaire de la diplomatie et de la philosophie politique des États-Unis laisse le reste du monde libre dans une sorte de sidération.
Nombreux sont ceux qui soulignent qu’il s’agit là d’un événement sans précédent. On peut cependant rapprocher la période que nous vivons avec ce que les Russes ont vécu lors de la glasnost et la perestroïka au début des années 1990.
Glasnost signifiait transparence et pérestroïka restructuration.
Les réformateurs , socialistes Gorbachev à leur tête, voulaient accorder à la population plus de liberté, et leur rendre l’information plus accessible, ils en ont mal évalué les conséquences et ont précipité l’effondrement du régime qu’ils pensaient sauver.
Ceux que l’on pourrait à défaut d’un terme plus radical appeler les réformateurs de Mar-a-Lago veulent contrôler l’information(2) subvertir le sens des mots, investir les réseaux sociaux, substituer la raison du plus fort à la règle de droit que l’expérience des affaires leur fait voir comme une entrave.
De fait tout se passe comme si nous vivions une tentative de pérestroïka à l’envers. Cette Image symétrique et inverse, miroir de la réforme russe, aura-t-elle le même résultat ? Ceux qui croient encore malgré ses lacunes aux vertus de la démocratie américaine peuvent le craindre.
La Mésalliance atlantique
Quel « deal » ce soi-disant génie de la négociation a-t-il bien pu conclure avec son homologue russe ?
Pour de nombreux Européens la réponse est très claire. L’abandon par Trump des règles de l’ordre international libéral est le résultat d’un marchandage dans lequel l’Américain offre le lâchage en règle de ses alliés et en particulier celui de l’Europe.
Kaja Kalls à la tête de la diplomatie européenne déclare au lendemain de la rencontre Trump-Zelensky :
« Aujourd’hui, il est devenu clair que le monde libre a besoin d’un nouveau leader. C’est à nous, Européens, de relever ce défi . » Elle faisait partie jusque-là d’une mouvance qui semblait pro-américaine.
Le sénateur français Claude Malhuret renchérit dans un discours à la Chambre des députés :(4)
« Le message de Trump est que rien ne sert d’être son allié puisqu’il ne vous défendra pas, puisqu’il vous imposera plus de droits de douane qu’à ses ennemis et vous menacera de s’emparer de vos territoires tout en soutenant les dictatures qui vous envahissent. »
Mais quelles contreparties Trump espère-t-il en échange de sa soumission et de sa servilité ? Pour le sénateur Malhuret la réponse ne fait pas de doute :
« La vision trumpienne coïncide avec celle de Poutine : elle défend un retour aux sphères d’influence, les grandes puissances dictant le sort des petits pays. À moi, le Groenland, le Panama et le Canada ; à toi, l’Ukraine, les Pays baltes et l’Europe de l’Est ; à lui, Taïwan et la mer de Chine … On appelle cela, dans les soirées des oligarques du golf de Mar-a-Lago, le “ réalisme diplomatique ” … » (4)
Le programme des Russes est clair
Le choc du show Trump-Vance-Zelensky a poussé les Européens à crier à la trahison et à parler d’une « Mésalliance atlantique ».
Cet évident renversement d’alliances, est un véritable tremblement de terre géopolitique. Ce n’était pas pour autant une surprise totale. Il était déjà perceptible du côté russe, dès le mois de janvier, avant l’investiture de Donald Trump. Mais les sismographes des spécialistes ne l’avaient pas vraiment enregistré.
Dans sa conférence de presse du 14 janvier le ministre des Affaires étrangères russe prônait ouvertement le retour aux frontières des blocs dessinés à Yalta. De plus, il conseillait indirectement à Trump d’annexer le Groenland en utilisant la méthode que les Russes ont utilisée pour la Crimée et le Donbass ( à savoir le referendum … Silence pudique sur l’opération militaire spéciale…)(5)
Le même jour, Nikolaï Patruchev, conseiller de Poutine et membre de son conseil de sécurité, balisait à l’avance dans la Pravda, les futures revendications territoriales russes. Les Pays baltes tout comme la Moldavie ont toutes les raisons de se faire du souci ! (6)
La construction d’une défense européenne
Donner à penser que le retour aux frontières européennes de Yalta serait un retour à l’équilibre passé constitue cependant une supercherie. Trump a déjà détruit la crédibilité des États-Unis au sein de l’Alliance atlantique. C’est elle qui garantissait cet équilibre.
Si à la suite d’un lâchage par les Occidentaux de l’Ukraine, son armée, la première d’Europe, se retrouvait à terme intégrée à l’armée russe, les spécialistes ukrainiens de l’armement qui pour l’instant font cruellement défaut à la Russie, risquent d’insuffler une nouvelle vigueur à son industrie militaire.(7)
Du jour au lendemain, l’Europe qui ne voulait pas croire au danger que représentait pour elle une victoire des républicains, se voit contrainte d’admettre que les menaces de Trump n’étaient pas le simple bluff d’un négociateur brutal, mais la marque d’un retournement d’alliance qui s’était fait à ses dépens.
La solidarité européenne provoquée par le traumatisme du spectacle du traitement inique de l’un des leurs par le président américain pousse les Européens à décider d’efforts inédits pour construire une défense indépendante.
La présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen a annoncé un plan de 800 milliards d’euros que les chefs d’État sont convenus d’investir dans ce projet.
La tâche est colossale sur le plan politique comme sur le plan matériel.
La France et l’Allemagne sont en crise politique et économique, bien qu’elle semble s’engager aux côtés des Européens, la Grande-Bretagne affaiblie par le Brexit ne vaut guère mieux. L’Italie de Meloni semble réticente, la Hongrie marque sa dissidence …
Construire une défense européenne nécessitera du temps et des sacrifices. Il faudra aussi compter avec la Russie dont les services de déstabilisation sont passés maîtres dans la désinformation et l’agitprop. On peut lui faire confiance pour attiser les discordes et les dissensions dans les affaires intérieures des pays de l’union.
L’Histoire nous apprend qu’en l’Europe lorsqu’il s’agit de prendre des décisions névralgiques communes les vieux pays ont beaucoup de mal à surmonter les rivalités ancestrales.
Cette Histoire dont on a dit qu’elle bégaie, retourne également volontiers, comme un malfaiteur, sur les lieux de ses crimes. Celle du vingtième siècle est venue rôder ces temps derniers dans des lieux qui renvoient de sinistres échos : Munich, Budapest, Varsovie, Dantzig, Paris, Londres, Berlin …
1) Lettre consignée par une quarantaine d’anciens prisonniers politiques de la Pologne communiste publiée le dimanche 2/3/25 sur la page Facebook de Lech Walesa, partagée sur Telegram .
2) Suppression de l’accréditation de Associated Press qui refuse de parler du Golfe d’Amérique 15/2/25
3) Publié sur son canal Telegram
4) Discours du sénateur Claude Malhuret (centre-droit) devant le Parlement français, séance du 4 mars.
5) Conférence de presse de Lavrov du 14 janvier, traduite par le Grand Continent :
Si je comprends bien, il y a déjà des initiatives concrètes qui seront mises en œuvre immédiatement après l’investiture de Donald Trump. Du moins, ce que j’ai vu, ce sont des initiatives pour entamer des négociations avec le Danemark sur l’achat du Groenland.
En même temps, nous entendons les déclarations du premier ministre du Groenland, Mute Egede, selon lesquelles les Groenlandais ont des relations particulières avec Copenhague, qu’ils ne veulent être ni Danois, ni Américains, mais veulent être Groenlandais. Je pense que pour commencer, il faut écouter les Groenlandais.
Tout comme nous, étant voisins d’autres îles, péninsules et terres, avons écouté les habitants de la Crimée, du Donbass et de la Nouvelle Russie, pour connaître leur attitude envers le régime arrivé au pouvoir après un coup d’État illégal, qui n’a pas été accepté par les habitants de la Crimée, de la Nouvelle Russie et du Donbass.
6) Entrevue dans la Pravda de Nikolaj Patruchev, 14/1/25
Pour nous, l’enjeu vital reste la protection et le bien-être de nos citoyens et de nos compatriotes à travers le monde. Sur le plan international, il faut absolument mettre un terme à la discrimination que subit la population russe dans une série de territoires, à commencer par les Pays baltes et la Moldavie. Les autorités de ces États continuent à s’enfoncer délibérément dans une crise dramatique, conséquence de leurs actions irréfléchies, tout en persévérant dans leur propagande russophobe. Traduction par le Grand Continent.
7) Il semble que les échecs du programme des fusée Sarmat (Satan 2) au propergol liquide, fameuse arme absolue vantée par Poutine soient liés à la perte des spécialistes ukrainiens qui travaillaient encore à ce programme avant l’invasion russe. Entrevue de Timothy Wright du International Strategy Institute (Business Insider, 5 juillet 2024)