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Joel Garreau, l’auteur de Nine Nations of North America, relativise les divisions aux États-Unis.
Sur la couverture du livre que Joel Garreau a publié en juin 1981, on voit une carte de l’Amérique du Nord divisée en neuf parties qui ne correspondent pas aux frontières politiques qu’on connaît. Il s’agit des neuf « nations » qui constituent le sujet de l’ouvrage [1]. Des nations définies par « la culture et les valeurs », rappelle Joel Garreau dans une entrevue par visioconférence réalisée fin octobre. Le Québec y figure. Les autres nations sont la Nouvelle-Angleterre (qui comprend les provinces maritimes), la Fonderie, Dixie (le vieux Sud), la Corbeille à pain, le Quartier ouvert, Mexamerica, l’Écotopie (la côte ouest des États-Unis et du Canada) et les Îles (les Antilles et le Sud de la Floride).
C’est en parcourant pour le Washington Post les quatre coins du continent, puis en supervisant depuis Washington le travail des correspondants du même Post que l’idée de Nine Nations lui est venue. Aujourd’hui professeur émérite en culture, valeurs et technologies émergentes à l’université d’État de l’Arizona, Joel Garreau croit que la thèse des neuf nations demeure valable à quelques ajustements près. Par ailleurs, malgré le climat tendu aux États-Unis, il ne pense pas que son pays soit au bord de l’éclatement.
À quel point la société américaine est-elle divisée ? On a même parlé de mouvements sécessionnistes.
J’y ai pensé quand j’ai publié mon livre et j’y pense encore mais je ne crois pas que l’Amérique du Nord soit en train de tomber en morceaux, même s’il y a beaucoup de monde qui le pense. Peut-être sommes-nous en train de vivre ce que les Québécois ont vécu pendant la Révolution tranquille. Mais ce n’est pas aussi tranquille chez nous, parce que nous sommes Américains. (rires)
Les États-Unis sont surtout divisés entre ceux qui se sentent laissés pour compte et les autres. Quand je regarde la carte électorale, certaines choses me surprennent; par exemple, l’Iowa qui a viré au rouge [la couleur du Parti républicain] en 2020.
Une des choses qui caractérisent les régions du centre, c’est-à-dire le Quartier vide et la Corbeille à pain, c’est que, de tout temps ou presque, cette région exporte surtout ses enfants, qui partent pour aller étudier ou travailler ailleurs. J’ai été surpris de constater que l’Iowa avait une école de foresterie alors que l’État ne compte presque pas de forêts, J’ai demandé pourquoi et on m’a répondu qu’il fallait préparer les jeunes pour occuper des emplois ailleurs. J’ai trouvé ça assez heavy.
Les États bleus [démocrates] sont ceux où se trouvent les jobs, le fun et les dates. Bien sûr, il existe des zones bleues dans des États rouges, comme au Texas, où l’on trouve des universités et des centres de recherche. Mais dans les États rouges, les gens qui restent sentent souvent qu’on les a laissé tomber. Et ils n’ont pas tort. Ils ont rarement étudié au-delà du secondaire. Ils occupent probablement des emplois chez Amazon ou dans d’autres entrepôts, s’ils en occupent.
Une bonne partie de ceux qui sont laissés pour compte appartiennent à la génération du baby-boom. Ils ont été nombreux à voter Trump. Certains avaient de très bons jobs. J’en ai connu un qui était le grand responsable de la maintenance chez United Airlines. Un autre était le responsable des presses pour la chaîne de journaux Gannett.
Mais pourquoi votent-ils Trump, alors ?
On avait dit à des baby-boomers comme eux : si vous obtenez un job, évitez de faire des conneries et gardez votre emploi, si vous vous mariez et restez marié, si vous achetez une maison, payez vos hypothèques, avez des enfants, si vous les envoyez à l’école, si vous voyez à ce qu’ils n’aillent pas en prison, on leur a dit qu’à toutes ces conditions, les choses iraient bien. Ils estiment qu’on les a trahis, que l’establishment leur a menti. Alors ils votent pour Trump. Prenons le gars qui est responsable des presses. Les choses vont bien pour lui mais il sait que ses enfants n’auront pas les mêmes chances. Il voit la fin des journaux et la fin des rotatives.
Une bonne partie de la classe dirigeante est perçue comme étant proche du Parti démocrate alors que ce dernier subit des reculs.
En 1972, Richard Nixon a remporté presque tous les États. Je ne connaissais pas une seule personne qui avait voté pour lui. Quand il a reproché à la presse de se parler à elle-même, je me suis d’abord dit : bullshit, mais en y réfléchissant j’ai compris qu’il avait raison. Alors j’ai déménagé dans Falkner County en Virginie, le plus loin possible de Washington. C’est le pays de dieu. À toutes fins utiles il n’y avait aucune présence organisée du Parti démocrate. J’ai réussi à sortir de la « chambre à écho » et l’idée des Neuf nations m’est venue.
Une des raisons qui motivent un optimisme prudent chez moi, c’est qu’une bonne partie des enragés qui ont envahi le Capitole vont perdre leur énergie, ils sont de drôles de boomers, des gars avec des barbes de motards et souvent des cheveux longs.
Quand je travaillais sur Neuf nations, je me disais, et j’espérais, que le pays ne se briserait pas en morceaux, mais avec la publication du livre, je suis devenu malgré moi le héros de ceux qui croient que cela va se produire.
La carte sur la couverture de Nine Nations semble encore pertinente. L’est-elle, et qu’est-ce qui a changé ?
Il s’agit de culture et de valeurs. Qui sommes-nous, et où allons-nous ? C’est la question qui me fait tiquer. Ça m’a pris un certain temps à comprendre. J’ai appris qu’il n’existe malheureusement que très peu de données géographiques sur la culture et les valeurs. Il faut trouver des solutions de rechange. Les résultats électoraux au niveau des comtés aux États-Unis se sont avérés très intéressants. En étudiant ceux de 2016 et de 2020, on voit que les démarcations entre les neuf nations sautent au visage […]
La carte n’est pas obsolète mais il y a de nouvelle réalités qui ressortent : la race par exemple. Dans le vieux Sud, on voit apparaître une black belt qui couvre de très larges portions du territoire, une grosse zone bleue au milieu de cette nation républicaine.
D’autres choses m’ont vraiment surpris. La Corbeille à pain, c’est-à-dire les grandes plaines qui s’étendent de Chicago et à Denver, a longtemps constitué l’arbitre qui dicte ce qui constitue une véritable idée nationale. Par exemple, quand l’Iowa s’est retourné contre la guerre du Vietnam dans les années 1970, j’ai vu que celle-ci allait se terminer. Aujourd’hui c’est le débat sur l’avortement qui fait rage, sauf que c’est plutôt dans la « Fonderie » (en Ohio et en Pennsylvanie notamment).
En 1991, vous avez publié Edge City, un ouvrage consacré aux nouvelles villes qui surgissent à la périphérie des grandes conurbations.[2] Quelle est l’importance du phénomène ?
J’ai d’abord pensé que ces villes allaient être républicaines parce qu’on s’y intéresse surtout à l’économie, à la croissance, aux emplois et à ce genre de choses. J’ai été surpris de voir que ces Edge cities votent plutôt démocrate, surtout à cause des femmes qui occupent de bons emplois.
La sécession de grands pans des États-Unis correspondant au domaine des trumpistes n’est donc pas pour demain ?
Au cours des 40 années écoulées depuis la publication de Nine Nations, il y a toujours eu une bonne demi-douzaine de régions « sécessionnistes » aux États-Unis : l’ouest du Kansas, l’est de l’État de Washington, le nord du Minnesota, la péninsule du Michigan, la panhandle en Floride, et quelques autres. Mais déjà en 1974, un gars nommé Stanley Brunn, professeur à l’Université du Kentucky, a écrit un ouvrage intitulé Geography and Politics in America. Il faisait déjà remarquer que ce genre de régions étaient marginales, périphériques, peuplées de façon clairsemée, négligées et sans pouvoir.
Selon moi, la raison pour laquelle ces mouvements n’ont pas beaucoup de chance de réussir aujourd’hui, c’est que les régions concernées sont marginales, périphériques, peuplées de façon clairsemée, négligées et sans pouvoir…
C’est une des raisons pour lesquelles je suis prudemment optimiste pour le futur des États-Unis.
Propos recueillis par Claude Lévesque
[1] The Nine Nations of North America, Joel Garreau, Avon, New York 1981
[2] Edge City, Joel Garreau, Anchor Books, New York 1991.