À propos de l'auteur : Pierre Deschamps

Catégories : Livres

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Willy Ronis

Muettes les images qui charrient nos vies qui en sont pourtant la mémoire diffuse où empiète ce qui s’est fixé sur ce qui s’est effacé. Ainsi en est-il de celles rappelant le passage dans Paris du musard Georges Perec, y errant apparemment dans le labyrinthe de son destin, à jamais enfermé dans une vie sans mode d’emploi. Chevauchant certains jours un petit vélo à guidon chromé, parcourant des espèces d’espaces, en vaines tentatives d’épuisement des lieux où il se glissa si souvent, littéralement, fictivement. Le parcours d’une vie – et les photos qui vont avec – que ressuscite Denis Cosnard dans Le Paris de Georges Perec (Parigramme, Paris, 2022, 128 pages) met en lumière Paris, la ville et moi, cette sainte trinité d’une œuvre qui se parcourt à petits pas dans l’inachevé Lieux, de Georges Perec (Seuil, Paris, 2022, 567 pages).

Pierre Deschamps

S’asseoir à la terrasse d’un café à Paris pour s’adonner à des séances d’observations multiples et infinies, dont à celle qui fait face au Comptoir du Relais Saint Germain pour assister au va-et-vient des touristes qui en ont fait leur cantine. À moins que l’on choisisse l’unique terrasse de la rue Augereau, loin du tumulte des rues de Grenelle et Saint-Dominique. Ou que l’on opte pour celle presque à l’extrémité de la villa Gaudelet où personne ne passe puisque c’est une impasse. Quiconque s’y aventure pour boire une boisson, à l’intérieur ou en terrasse de ce seul bistro du coin, qui n’est d’évidence pas un bistro de coin, y jouira d’un calme certain.

Ainsi vagabonda de semblable façon Georges Perec dans douze sites de Paris qui constituent les pôles d’un ensemble dont le titre est Lieux, une œuvre abandonnée au tiers d’un projet qui devint vite lassant pour celui qui pensait que les contraintes qu’il s’était données pour sa réalisation allaient lui permettre de renouveler son art.

La vie et l’œuvre

Ayant choisi douze lieux parisiens liés à un souvenir important ou à un événement marquant de son existence, Perec compte chaque mois décrire « deux de ces lieux : l’un étant un souvenir  l’autre sur place, d’une manière neutre […] Chaque texte achevé est mis sous enveloppe et scellé. Je recommence le mois suivant avec 2 autres lieux. Et ainsi de suite pendant douze ans ». Une manière comme une autre de « rebâtir une part essentielle de son histoire à partir de ces lieux de Paris », soulignera en préface Claude Burgelin.

Avec ce projet, Perec tentait de mettre à profit les règles d’organisation de  La vie mode d’emploi , soit l’application à l’écriture du principe du carré latin orthogonal, une sorte de carcan organisationnel visant à éviter les redites, les répétitions, tout en ordonnant avec une fine précision dans l’espace et le temps les éléments constitutifs d’un texte en devenir : lieux, personnages, événements, rencontres…

Le doute, l’échec

Dès la quatrième année – soit vers août 1972 d’un projet amorcé en 1969 et qui devait s’achever en décembre 1981 –, le doute s’installe : « Le propos même de mon livre m’échappe : devenir des lieux, devenir de mon écriture, devenir de mes souvenirs, certes : mais remplis-je exactement chaque mois ces buts que je me suis assigné(s ?) ?».

Probablement s’était-il refusé à la suite de cette réflexion à changer, à pervertir les règles fondamentales de son projet – de sa façon, pour mieux dire, de concevoir un projet littéraire – pour ne pas le trahir, se trahir. Aussi allait-il préférer l’échec. Peut-être se rappela-t-il alors cette phrase de Samuel Becket : « Échouer, échouer encore, échouer mieux .»

Un filon stérile

Reproduire le processus de création ayant servi pour La vie mode d’emploi lui serait certainement apparu cette fois trop fabriqué, manquant de vivifier son imaginaire créatif. C’est comme s’il s’était lancé, – après La Disparue, un ouvrage sans « e » –, dans l’écriture de Le Disparu, un ouvrage sans « s », la consonne la plus fréquente en français. Un labeur en quelque sorte stérile sur le plan de l’invention et devenu pour ainsi dire inutile dans le parcours d’un écrivain obsédé par la forme des textes qu’il produisait. Ce qui revenait à s’imiter soi-même lui serait alors apparu comme une imposture, l’inventivité ayant cédé sa place à un simple mécanisme de reproduction.

L’apparente créativité d’autrefois l’avait donc conduit avec Lieux dans une sorte d’impasse, établissant du même coup les limites de ce type d’exercice oulipien. Car comme l’affirme le mathématicien Marcus du Sautoy : « Les règles, les lois, l‘imitation sont incompatibles avec la créativité », en mathématiques comme en littérature.

Le travail dévoilé

Lieux demeure néanmoins un document de tout premier plan pour quiconque s’intéresse à la manière de travailler de Georges Perec et à l’analyse génétique des textes, un domaine de recherche qui porte sur les matériaux qui témoignent du travail préalable à l’œuvre publiée. Documents préparatoires, bouillons, ratures, réécritures, dessins, photographies, cartes, dépliants publicitaires, corrections sur épreuves, l’inventaire en est différent selon chaque auteur.

La vie en ville

Avec Le Paris de Georges Perec de Denis Cosnard, nulle tentative de pulvériser l’émotion en s’imposant une logique mathématique. Ici la chronologie des événements associe étroitement l’homme et l’œuvre, les lieux de vie fusionnant avec ceux de la création.

« Difficile d’imaginer un écrivain plus parisien que Georges Perec, né et mort dans cette capitale qu’il n’a cessé de sillonner, indique Denis Cosnard. Impossible, ajoute-t-il, de trouver un auteur dont l’œuvre est plus intimement liée à Paris … Pas un ouvrage [de Perec] qui n’évoque Paris d’une façon ou d’une autre ».

Cadre des récits et terrain d’expérimentation de Georges Perec, le Paris déroulé par Denis Cosnard conduit à suivre à la trace le parcours d’une vie, « du ‘Yiddisland’ de Belleville aux beaux quartiers de la famille adoptive, puis au centre de Paris, avant un ancrage définitif rive gauche ».

Le Paris de Georges Perec et sa riche iconographie constitue une biographie oblique qui nous éloigne du Paris touristique pour plonger dans cette ville chantée naguère par Montant (Sous le ciel de Paris), Dutronc (Paris s’éveille), Mouloudji (Le mal de Paris), Barbara (Paris, 15 août).

Ville de vies

L’ouvrage de Denis Cosnard est le plus récent d’une collection qui nous fait promener dans le Paris de quelques célébrités : Modiano, Picasso, Proust, Sautet, Gainsbourg, de Funès, Barbara et quelques autres. Des recueils que l’on feuillette comme on parcourt un album de famille, pour s’aventurer dans un passé qui ne se serait pas tout à fait évanoui.

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