À propos de l'auteur : Claude Lévesque

Catégories : International

Partagez cet article

Wikipedia

Nuuk, la capitale du Groenland. Les Inuit (89 % des 57 000 habitants) ne veulent plus être Danois, mais ils refusent de devenir Américains, si on en croit les sondages et les déclarations politiques. Ils veulent être maîtres chez eux et maintenir intactes leur langue et leur culture uniques. 

Claude Lévesque

Depuis quelques années, la région située au nord du cercle arctique fait parler d’elle comme jamais auparavant.

Le réchauffement planétaire y est pour beaucoup : la fonte de la glace de mer a ouvert ou promet de rendre plus praticables de nouvelles routes maritimes dans un coin de la planète où le Canada croyait jusqu’à récemment exercer une souveraineté incontestable.

Sur les grandes îles de la région, dont le Groenland qui est de loin la plus grande île du monde, de nombreux métaux, de même que du pétrole, deviennent plus facile à extraire et à exporter.

Sans compter que la calotte glaciaire, dont l’âge est estimé entre trois et 30 millions d’années selon les endroits et qui recouvre 80 % de la superficie de ce même Groenland (un territoire danois autonome), pourrait théoriquement étancher la soif de nombreux humains en manque d’eau douce pendant quelques siècles avant de se mêler à l’eau salée des océans qui auront déjà submergé quelques pays situés trop bas.

Intérêt économique et stratégique

La région devient donc attrayante pour des raisons économiques et stratégiques. L’intérêt porté sur les richesses naturelles avive les tensions et ces dernières accroissent la volonté de s’emparer de matières pouvant intéresser les militaires. À moins que ce ne soit l’inverse ou, si l’on préfère, que l’effet devienne à son tour la cause, comme l’oeuf avec la poule …

Donald Trump fils s’est rendu à Nuuk, la capitale du Groenland, le 7 janvier, après quoi le vice-président J.D. Vance a visité la base aérienne américaine de Pituffik (ou Thulé), à la fin de mars. «Pour la sécurité nationale et la liberté à travers le monde, les États-Unis d’Amérique estiment que la propriété et le contrôle du Groenland sont une nécessité absolue», avait déclaré un peu plus tôt Donald Trump père, le président américain.

À la fin de 2024, d’une façon à peine plus nuancée (en disant préférer la coercition économique à l’action militaire), M. Trump père avait parlé d’annexer aussi le Canada. Il avait déjà évoqué cette possibilité en privé avec Justin Trudeau lors de son premier mandat. 

Rappelons que le Grand Nord canadien et le Groenland sont dans la trajectoire que prendraient les missiles et les chasseurs-bombardiers russes si jamais Vladimir Poutine s’avisait d’attaquer les États-Unis quand sa lune de miel avec Trump aura pris fin. L’importance stratégique de la région polaire est indéniable.

Maîtres chez eux

Les Inuit du Groenland (89 % des 57 000 habitants) ne veulent plus être Danois, mais ils refusent de devenir Américains, si on en croit les sondages et les déclarations politiques. Ils veulent être maîtres chez eux et maintenir intactes leur langue et leur culture uniques. 

S’ils ne sont pas à vendre, les Groenlandais veulent quand même attirer des investissements étrangers, y compris américains, pour développer le secteur minier (1).

Réagissant aux propos de MM. Trump et Vance, les responsables politiques danois ont nié que leur pays négligeait ses engagements en matière de sécurité dans l’Arctique. Le Danemark se dit prêt à « satisfaire aux ambitions américaines » dans cette région, tout en excluant l’idée de vendre le Groenland et en réaffirmant que les Groenlandais décideront de leur avenir politique (2).

Aujourd’hui, les revenus des Groenlandais proviennent surtout de la pêche et des subventions versées par le Danemark, soit le quart du produit intérieur brut ou les deux tiers du budget. Le secteur minier, quant à lui, reste embryonnaire. 

Une coalition dominée par un parti de centre-droit a été portée au pouvoir à Nuuk le 11 mars, succédant au parti social-démocrate Inuit Ataqatigiit, qui avait fait adopter en 2021 un moratoire sur l’exploitation de l’uranium et du pétrole. Cela laisse penser que l’extraction des ressources naturelles pourrait connaître un certain boom dans les prochaines années (3).

Juste avant les élections, le Parlement groenlandais avait adopté une loi empêchant des intérêts étrangers de financer des partis politiques. 

Un sous-sol riche et convoité

Dans l’ensemble, le secteur minier du Groenland en est encore à l’étape de l’exploration. Plusieurs permis ont été délivrés mais à ce jour, ils sont loin d’avoir tous mené au stade de l’extraction.  

On ne compte qu’un très petit nombre de mines en activité. Parmi les obstacles à l’exploitation des richesses naturelles, il faut mentionner la pénurie de main-d’oeuvre qualifiée disponible localement et le taux d’imposition élevé, notamment pour les compagnies et pour les travailleurs étrangers.

Fer, cuivre, plomb, molybdène, titane, zinc, nickel, or, cobalt et uranium sont probablement présents en grande quantité sur l’île, de même que les pierres précieuses telles que les rubis, ainsi que les 17 métaux qui se cachent dans les terres dites « rares » … (4) Les compagnies actives dans l’exploration ou dans l’exploitation sont surtout australiennes, canadiennes et britanniques.

Au final, c’est une bonne partie des éléments du tableau périodique qui sont considérés comme « stratégiques» ou « critiques » de nos jours. Ils ne sont pas tous rares, mais ils sont assurément convoités, et souvent difficiles à extraire ou à transporter pour diverses raisons (5).

L’enjeu du pétrole et de l’uranium n’a pas été au centre de la récente campagne menant aux élections pour le Parlement groenlandais, puis les élections au niveau municipal tenues le 1er avril ont donné des résultats bien moins favorables aux partisans du laisser-faire. Le Groenland continuera-t-il à protéger son environnement avec autant de force qu’il défend sa culture ? C’est possible (6).

Le Grand Nord canadien

La situation est un peu différente dans le Grand Nord canadien, où le secteur minier est plus développé. Au Nunavut, le plus septentrional des territoires et celui où l’on compte le plus grand nombre d’Inuit, il compte pour environ 46 % du PIB, dont la croissance a été la plus forte au Canada ces dernières années (7).

Le gouvernement canadien voit d’un bon oeil le développement des mines pour des raisons de sécurité nationale aussi bien que de développement économique. Surtout quand les entreprises construisent à leurs frais des infrastructures dans les régions isolées où sont situés les gisements. 

Le nouveau premier ministre canadien, Mark Carney, s’est arrêté à Iqaluit, la capitale du Nunavut, au retour d’un voyage éclair en France et au Royaume-Uni, quatre jours seulement après sa prise de fonctions. Le geste présentait un caractère symbolique et visait à réaffirmer la souveraineté du Canada sur le Grand Nord. 

Le chef du gouvernement a annoncé une entente avec l’Australie en vue de déployer dans l’Arctique « un système de radar transhorizon » visant à assurer une couverture « d’alerte lointaine »(8).

Plusieurs pays et non les moindres, dont la Russie, la Chine et les États-Unis, ont à quelques reprises dans le passé indiqué qu’ils rejetaient la revendication de souveraineté canadienne sur le passage du Nord-Ouest, une route maritime à travers l’archipel canadien de l’Arctique (9).

En janvier dernier, la présidente du Conseil Inuit circumpolaire, la Groenlandaise Sara Olsvig, avait publié la déclaration suivante : « L’attention portée sur la nation autonome Kalaallit Nunaat-Groenland illustre comment l’autodétermination des Inuit grâce à différents accords et arrangements dans la région affecte non seulement la coopération dans l’Arctique mais également la politique mondiale. Les dernières semaines illustrent également l’importance de l’Arctique dans l’ordre du jour international. Les efforts menés et le dialogue à travers les frontières des États doivent permettre de maintenir la paix dans notre région. » (10)

Dans un autre texte, elle souligne que « les langues expriment le pouvoir et la sagesse, qui doivent s’appliquer à toutes les formes de gouvernance et de production du savoir. Il est essentiel que nous continuions d’utiliser notre langue et que nous reconnaissions le rôle distinct que les langues jouent dans les relations de pouvoir ». (11)

Les origines

Les ancêtres des Inuit sont apparus en Amérique, venant du nord-est de l’Asie, il y a un peu plus de quatre mille ans, selon les archéologues et les ethnologues. Ces populations se sont déplacées vers l’Est et le Nord, jusqu’à l’île d’Ellesmere (Grand Nord du Canada) et le Groenland (12). Les Européens, notamment les Scandinaves, se sont déplacés dans le sens inverse, en commençant quelques millénaires plus tard, et ils ont rencontré les Inuit au Groenland.

Aujourd’hui, on retrouve surtout des Inuit dans le Grand Nord canadien, y compris dans le nord du Québec et de Terre-Neuve-et-Labrador (provinces situées au sud du cercle polaire), au Groenland, en Alaska et en Russie.

Les institutions nordiques

Le Conseil inuit circumpolaire, une organisation non-gouvernementale, a été fondé en Alaska en 1977 dans le but de  représenter les quelque 180 000 Inuit des quatre pays susmentionnés. Il vise à défendre les droits et intérêts de ces populations, de même qu’à préserver leur culture et l’environnement où elles vivent. Il jouit d’un statut consultatif auprès du Conseil économique et social de l’Organisation des Nations unies. 

Essentiellement européen, ou plus précisément scandinave, le Conseil nordique regroupait à sa fondation en 1952 les gouvernements de la Norvège, de la Suède, du Danemark et de l’Islande. La Finlande s’y est jointe en 1956. Le Conseil adopte des résolutions qui ne sont pas contraignantes et qui, dans les faits, ne concernent pas les enjeux militaires ou de politique étrangère.

 

 

 

(1) Le Groenland n’est pas à vendre, Magdaline Boutros, Le Devoir, 8 mars 2025

(2) Minerais, passage stratégique: voici pourquoi le Groenland est dans le viseur de Trump, AFP et Journal de Montréal, 8 janvier 2025

(3) Le Groenland échaudé par Trump : l’opposition de centre-droit remporte les législatives, poussée flagrante des nationalistes, Libération et AFP, 12 mars 2025

(4) Le marché minier au Groenland, Service des délégués commerciaux (Gouvernement du Canada), 6mars 2023

(5) Les ressources du Groenland, entre la protection de l’environnement et la tentation du profit, Chloé Maures (chercheuse à l’Université Paris I), The Conversation, 17 novembre 2022 et actualisé le 9 janvier 2025

(6) Groenland : victoire de la gauche aux municipales, Le Figaro avec AFP, 2 avril 2025

(7) Nunavut’s growth the highest in the country, Derek Neary, NNSL Media,1er mai 2024

(8) Face aux menaces étrangères, le Canada muscle ses défenses dans le Grand Nord, Ludovic Hurtzmann, Le Figaro, 28 mars 2025

(9) Trump, une menace pour la souveraineté canadienne dans l’Arctique, Frédéric Lasserre, Directeur du Conseil québécois d’études géopolitiques, texte d’opinion dans La Presse, 27 mars 2025

(10) A Peaceful Arctic Through Respectful Cooperation (notre traduction), Sara Olsvig, Inuit Circumpolar Council, 25 janvier 2025

(11) Our Languages Are More Than Words, Sara Olsvig, ibid, 21 février 2025

(12) Inuit : Les Peuples du Nord, Georges-Hébert Germain, Libre Expression-Musée canadien des civilisations,1995, Montréal et Ottawa

Laisser un commentaire