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Jean-Claude Bürger
Trois ans ! Ça fait trois ans que s’enlise cette guerre qui d’après ses piètres stratèges ne devait durer que quelques jours. Elle s’est plus ou moins stabilisée, sur un front devenu un enfer où près d’un million de soldats des deux camps ont été mis « hors de combat » comme on dit dans la langue des communiqués.
L’Europe des grands massacres, l’Europe que l’on croyait guérie depuis 1945 n’était de fait qu’en rémission.
Chaque année, depuis février 2022, cette guerre de position aux tranchées comparables à celles de la bataille de Verdun s’est révélée plus meurtrière.
Une catastrophe qui en plus des pertes militaires, a fait environ 30 000 victimes civiles en Ukraine. Une distinction d’ailleurs bien académique alors que de chaque côté les soldats sont en fait des civils qui ont été conscrits de gré ou de force.
Cette dernière année, le rouleau compresseur russe a fait de lentes mais inexorables avancées en territoire ukrainien. Il a conquis au prix de pertes de plus en plus lourdes près de 4000 kilomètres carrés 1. Une superficie certes impressionnante, mais qui représente moins de 0,75 % du territoire ukrainien 2. Certains observateurs pour relativiser les succès russes font valoir qu’à ce rythme-là il faudrait plus de cent ans à leurs troupes pour compléter la prise de tout le territoire … Ce calcul évidemment fort peu réaliste, dissimule mal l’épuisement humain et matériel de l’armée ukrainienne au moment où son allié le plus puissant exprime clairement son intention de remettre son soutien en question.
Car ce début de la quatrième année de guerre en Ukraine est aussi, aux États-Unis, l’an un de l’ère Trump et cette guerre se terminera probablement dans un monde bien différent de celui dans lequel elle a commencé.
En tout état de cause, la guerre de reconquête entreprise par Vladimir Poutine, a mis à mal un certain nombre d’idées reçues, et en ce domaine l’année 2024 n’a pas été en reste.
La fin des lignes rouges
On pensait que la présence d’arsenaux nucléaires était susceptible de dissuader tout affrontement armé direct contre l’un des pays qui en ont la maîtrise.
Le 6 août dernier, Kiev a l’impudence de lancer une attaque directe contre le territoire russe. Bien que ses propres troupes soient en difficulté en de nombreux points de la ligne de front, les Ukrainiens s’emparent de plusieurs localités et de près de 700 kilomètres carrés de territoire russe dans la région de Kursk. C’est la première fois depuis la Deuxième guerre mondiale que des troupes ennemies foulent la terre russe.
Le Kremlin jusque-là peu avare en menaces de super missiles et autres armes nucléaires tactiques ne réagit pas. Pas plus qu’il ne se livre à des représailles spectaculaires lorsqu’en novembre de la même année, Britanniques et Américains autorisent l’utilisation de missiles à longue portée ATACMS et Storm Shadow pour frapper à l’intérieur du territoire russe. Une éventualité que Poutine avait pourtant déclaré susceptible de déclencher des représailles nucléaires.
Les lignes rouges tracées par le président russe semblent franchies l’une après l’autre sans conséquences. Elles reclassent ses menaces les plus belliqueuses en rodomontades sans importance.
En bref, on a la confirmation que l’arme atomique ne dissuade dans le meilleurs des cas … que de la guerre atomique. La guerre classique elle, reste un outil à la disposition des puissants, même en présence d’arsenaux nucléaires terrifiants dont l’utilisation serait suicidaire.
Toutefois, ni la Russie ni les pays occidentaux ne semblent posséder les moyens de production nécessaire pour soutenir dans la durée un conflit de haute intensité.
La Russie appuyée par de nouveaux co-belligérants
En 2024, la deuxième puissance militaire mondiale prouve qu’après trois ans, elle est encore, incapable de vaincre seule un pays dont elle rechigne par ailleurs à reconnaitre l’existence. Son armée ne peut se battre sans les obus 3 nord-coréens ni les drones iraniens.
Elle doit même faire appel à des troupes nord-coréennes pour libérer son propre territoire,
Pour l’instant, on estime à 11 000 le nombre de soldats nord-coréens qui se battent dans la région de Kursk.
Ils ont permis à la Russie de récupérer environ la moitié du territoire conquis par les Ukrainiens.3 D’autre part, les livraisons de munitions et de missiles balistiques par Pyongyang ont pris l’année dernière une importance sans précédent.4
C’est donc une nouveauté que des troupes régulières d’une armée étrangère participent à la guerre sur le terrain aux côtés de la Russie, il s’agit là d’une co-belligérance décomplexée alors que les Occidentaux ne veulent pour l’instant, en aucun cas se retrouver dans la même situation.
Cette internationalisation du conflit éclaire un aspect nouveau de la guerre et consacre le glissement vers l’est d’une Russie, qui semble continuer à s’éloigner de l’Europe.
Ce mouvement dans la partie d’échec qui l’oppose à l’Occident lui permet de gagner une pièce majeure. La Corée du Nord dispose d’une armée de près d’un million et demi d’hommes et donne des signes pouvant laisser croire qu’elle est prête à entrer dans la partie si nécessaire. 5
L’échec des sanctions économiques
La puissance économique n’est pas forcément l’atout décisif que se plaisent à imaginer les pays les plus riches. Les dernières guerres menées par les États-Unis en avaient déjà donné la preuve.
L’Europe et les États-Unis ont représenté en 2024 environ 40 % du PIB mondial contre moins de 4 % pour les estimations les plus généreuses du PIB de la Russie. Cependant les sanctions économiques imposées par l’Ouest n’ont toujours pas réussi à faire plier Moscou. Elles n’ont servi qu’à resserrer ses liens économiques et politiques avec la Corée du Nord et la Chine ainsi que sa dépendance économique vis-à-vis de cette dernière.
Même si la Russie souffre manifestement des sanctions, en 2024 l’économie russe a connu malgré tout une croissance de près de 3,6 %.6
En plus de l’échec relatif des pressions économiques sur Poutine, les systèmes industriels européens et américains se sont révélés incapables d’assurer la production de munitions nécessaires à un conflit classique de haute intensité. L’artillerie ukrainienne l’année dernière encore, a été bridée par une pénurie d’obus, que ses alliés ont été incapables de palier entièrement. 7 Les Russes de leur côté, ont trouvé en la Corée du Nord un fournisseur plus apte à combler leur déficit de production.
L’Occident par ailleurs, n’a toujours pas livré les avions promis au président Zelensky en 2024.
L’Ukraine semble épuisée
En juin 2024, Zelensky pour la première fois déclare que la guerre devrait s’arrêter en 2025, il semble ouvrir la porte à des négociations qu’il avait pourtant exclues par décret.
En novembre de la même année, suite à l’élection de Trump, il réitère dans une interview à la radio qu’il faut tout faire pour que la guerre se termine en 2025 par des moyens diplomatiques. Il évoque les difficultés sur le front Est, la lenteur du réapprovisionnement en armes et en hommes et la lente avancée d’une armée russe peu avare de la vie de ses troupes. Depuis ces déclarations, la progression russe a inexorablement continué, parsemant de cadavres chaque kilomètre conquis.
La guerre pèse de tout son poids sur le sort des populations. Le pays paie très cher sa résistance à l’envahisseur : l’Ukraine est ravagée. Infrastructures endommagées, catastrophes écologiques diverses, villes détruites, réseau électrique sinistré … Selon le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD), « plus de 60 % des infrastructures énergétiques ont été endommagées, avec un impact considérable sur l’accès des civils à l’électricité, au gaz, au chauffage et à l’eau ». La guerre a fait fuir des millions d’Ukrainiens qui se sont réfugiés un peu partout en Europe. « En Ukraine, quelque 14,6 millions de personnes ont actuellement besoin d’une aide humanitaire. Dix millions de personnes ont désormais été déplacées, sans compter près de 6,8 millions de réfugiés dans d’autres pays. » 8
Vers un abandon de l’Ukraine ?
En ce début d’année 2025, le rôle de la guerre en Ukraine semble soudain prendre une autre dimension. Elle est sur le point de devenir le prétexte sinon la cause d’une tentative de reconfiguration géopolitique du monde. Elle pourrait se retrouver victime sacrificielle sur l’autel d’une grand messe célébrée par deux autocrates mégalomanes.
À la tête des États-Unis depuis moins d’un mois, le nouveau président américain dont on attendait avec curiosité la méthode pour faire cesser la guerre en 24 heures comme il s’y était engagé, fait plutôt part de son intention d’annexer le Groenland, le canal de Panama. En outre, il suggère amicalement, à la façon bonhomme et menaçante d’un chef mafieux, qu’il serait raisonnable pour le Canada de devenir le 51e État américain.
En ce qui concerne la Russie, il prétend la contraindre à cesser son agression en se contentant de la menacer de sanctions semblables à celles qui jusque-là ne l’ont guère intimidée.
Pour couronner ce qui se profile comme un tragique abandon, il ordonne un gel de l’aide humanitaire et économique à l’Ukraine au moment où elle en a un besoin criant.8
En à peine quelques jours il devient légitime de suspecter l’intention de ce champion négociateur autoproclamé. Plutôt que de négocier les conditions décentes d’une paix pour l’Ukraine, il pourrait se servir de ce pays comme monnaie d’échange pour marchander avec la Russie le droit de soumettre par la force si nécessaire, un certain nombre de territoires. Trump ne veut pas d’alliés, il veut des pays satellites, à la mode du siècle dernier.
Cette perspective est d’autant plus inquiétante pour les Ukrainiens, que Donald Trump a l’habitude comme il dit, de tirer une salve d’ouverture 9 contre ses adversaires avant d’entamer une négociation difficile. Ça a été son premier souci vis-à-vis du Mexique et du Canada avec la décision d’imposer des « tarifs » lors de sa déclaration de guerre économique. Il l’a fait en imposant des droits aux importations chinoises avant de débuter une nouvelle ronde de négociations, il l’a fait enfin en menaçant l’Europe de prendre par la force si nécessaire une partie du territoire sous sa gouverne.9
En revanche il n’a rien fait de tel, en ce qui concerne la Russie, un adversaire traditionnel pour lequel il semble éprouver depuis longtemps une certaine indulgence admirative.
Trump et Poutine personnages dissemblables en apparence, ont pourtant bien des points communs.
Arrivés à la tête des pays qui furent les deux grands empires du vingtième siècle, ils ont la nostalgie d’une puissance jadis incontestée. Ils font preuve d’une capacité peu commune à affirmer des contre-vérités sans la moindre vergogne. Ils vénèrent la force brutale et nient régulièrement avec arrogance la nécessité de respecter la règle de droit qu’elle soit nationale ou internationale.
Ces deux mégalomanes dont le narcissisme et le manque apparent d’empathie confine à la sociopathie vont décider du sort de l’Ukraine et probablement du destin d’une bonne partie de l’Occident.
À l’aube d’un nouveau Yalta ?
Poutine s’est déclaré prêt à la négociation d’égal à égal avec le président américain, à condition que le président Zelensky n’en fasse pas partie. L’absence de ce dernier lui permettra de présenter sa victoire comme une victoire contre l’Occident.
Donald Trump quant à lui ne cache pas sa hâte de le rencontrer. Il n’a évoqué aucune intention de faire participer l’OTAN ou l’Europe au grand marchandage qui se dessine. Il se rêve en chef aux pouvoirs incontestés de ce qu’on avait pris l’habitude d’appeler « le monde libre ». Un terme qu’on ne peut désormais, plus prendre pour acquis.
Ce qui menace sérieusement de ressembler à un nouveau Yalta semble présent avec la même acuité dans l’esprit de chacun de ces autocrates.
C’est pourtant, probablement une des dernières fois que ces deux apprentis sorciers auront l’occasion de jouer aux maîtres du monde. Les discussions auront lieu sous l’oeil expert et intéressé d’une Chine aux aguets qui, telle un chat qui s’amuse à regarder deux souris se disputer un morceau de fromage semble déjà se pourlécher.
Peu disserte, elle attend patiemment le moment de prendre Taïwan mais se profile déjà comme une, si ce n’est LA, puissance majeure du vingt et unième siècle .
1) Chiffres couramment évoqués par l’OTAN et les services occidentaux.
2) Du territoire de l’Ukraine à l’exception de la Crimée.
3) Les obus nord-coréens représentent environ 50 % de la consommation quotidienne de l’armée russe en Ukraine.
4) D’après un député sud-coréen citant les services de renseignement de la Corée du Sud le 25 janvier, les troupes nord-coréennes en Russie auraient essuyé des pertes de 3000 hommes dont environ 300 morts.
Aux dernières nouvelles (La Presse du 29 janvier) qu’elles auraient été retirées du front de Kursk. Seront-elles déployées ailleurs, attendent-elles des renforts à la suite des pertes encourues ? Il semble pour l’instant difficile de le dire.
5) En septembre 2024 Robert Koeptke sous-secrétaire d’État adjoint aux affaires de l’Asie de l’Est affirmait que la Russie avait acheté dans les 12 mois précédents 165 00 conteneurs de munitions et matériel militaire à la Corée du Nord.
6) On peut néanmoins tempérer cette vision positive : 40 % du budget est consacré à la guerre. Un million de Russes ont émigré depuis le début du conflit, de nombreux travailleurs ont été victimes de la guerre, d’autre mobilisés. La main d’œuvre plus rare commande des salaires élevés. À l’automne, la Russie admettait une inflation annualisée d’environ 8 %. Probablement sous-estimée, elle pèsera sur le niveau de vie de la population. ( chiffres repris du magazine L’Express )
7) Cette capacité de production a cependant très notablement augmenté ces deux dernières années, en particulier pour les obus de 155 mm. Les capacités de production des industries de guerre russes et ukrainiennes ont également augmenté.
8) Lisa Doughten, directrice de la Division du financement et des partenariats du Bureau de la coordination des affaires humanitaires ONU 16/12 /24 Conseil de sécurité : La situation humanitaire en Ukraine inquiète à l’approche d’un troisième hiver de guerre.
9) Le 4 février Trump déclare que les tarifs douaniers de 10% sont « une salve d’ouverture des négociations avec la Chine ».
10) Le 28 /1 Euronews : le commissaire européen à la Défense, face aux menaces répétées de Donald Trump de prendre le contrôle du Groenland déclare : « Nous sommes prêts à défendre notre État membre, le Danemark. »
Bel article, bonne vision de la situation , mais bordel ça fait flippé….