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Narendra Modi, premier ministre de l’Inde : des élections générales se tiendront en avril et en mai dans le pays le plus populeux du monde.
Les gestes visant à instaurer une république essentiellement hindoue en Inde se multiplient à l’approche des élections générales. Ainsi en est-il d’une série de règlements adoptés ces jours-ci pour préciser la portée d’une loi sur l’immigration (votée en 2019 !). Ils favorisent la naturalisation des hindous et des autres non-musulmans « fuyant » les pays de la région où l’islam domine.
Claude Lévesque
Le 6 décembre 1992, à Ayodhya, une ville de l’Uttar Pradesh, une foule de militants nationalistes hindous menés par les principaux porte-drapeau de cette mouvance a pris d’assaut et détruit une mosquée, déclenchant une flambée de violence intercommunautaire dans toute l’Inde et jusque dans les pays voisins.
Babri Masjid (la mosquée de Babur) a probablement été construite au XVIe siècle sous le règne de Babur, le fondateur de l’empire moghol, sur un site qui, selon la tradition, avait déjà abrité un temple hindou.
En 1992, c’est le parti du Congrès, dirigé par Narasimha Rao, qui gouvernait l’Inde. Aujourd’hui, ce parti laïc qui a dominé pendant des décennies après l’indépendance en 1947 n’est plus que l’ombre de lui-même. C’est maintenant le BJP (Bharatiya Janata Party ou parti du Peuple indien), une formation nationaliste hindoue, qui est aux commandes sous la direction de Narendra Modi.
Ce dernier a présidé, le 22 janvier 2024, à quelques mois des élections générales en Inde, à l’inauguration en grande pompe d’un imposant temple hindou érigé sur la colline où se trouvait la mosquée de Babur avant sa destruction. [1]
Le parti du Congrès a décliné l’invitation qui lui a été faite d’y assister. En revanche, les partisans du BJP étaient nombreux, tout comme ceux des principales organisations vouées à l’hindutva [2], c’est-à-dire au nationalisme hindou, dont la RSS (Rashtriya Swayamsevak Sangh ou Organisation nationale des volontaires, un groupe paramilitaire fondé en 1925) et le VHP (Visha Hindu Parishad ou Congrès mondial des hindous), fondé en 1964 dans le but, entre autres, de construire ou de rénover des temples. Nombreuses aussi étaient les vedettes du petit et du grand écrans ainsi que celles du sport.
Des élections générales se tiendront en avril et en mai dans le pays le plus populeux du monde. Les questions identitaires et les tensions entre les communautés serviront certainement de toile de fond, mais d’autres enjeux tels que la vie chère, les inégalités économiques et le mécontentement des agriculteurs pèseront aussi dans la balance, comme dans une bonne partie du monde. Narendra Modi sollicite un troisième mandat. Il est presque certain qu’il l’obtiendra, si on se fie aux résultats des sondages récents [3].
Nous avons interviewé, au téléphone et par courriel, Reeta Chowdhari Tremblay, professeure émérite à l’université de Victoria, spécialiste de l’Asie du Sud. Mme Tremblay a déjà dirigé le département de science politique à l’université Concordia et a déjà été présidente de l’Association canadienne de science politique.
Quels sont les enjeux qui préoccupent les électeurs indiens à la veille des élections ?
De façon générale, les électeurs indiens sont préoccupés par le chômage, en particulier par le chômage des jeunes, et par la hausse du prix des aliments. Lors d’un récent sondage mené par India Today [4], 71 % des répondants ont cité le chômage comme étant très sérieux ou quelque peu sérieux, tandis que 62 % ont signalé que les ménages ont du mal à gérer leurs dépenses. Ces préoccupations de nature économique ne se traduisent cependant pas en un vote contre Modi et son parti, le BJP.
Ces enjeux passent au second rang derrière le succès que M. Modi remporte dans ses efforts en matière de construction de la nation et d’une « civilisation » menant à l’avènement d’une « nouvelle Inde hindoue », efforts qui ont atteint leur apogée avec la consécration du temple hindou de Ram à Ayodya, sur le site musulman de la mosquée de Babur; également derrière le fait d’avoir fourni des biens et des paiements en espèces aux individus, particulièrement aux femmes, dans le cadre de programmes sociaux; enfin derrière la puissance économique montante et l’influence grandissante de l’Inde dans le monde grâce à une politique étrangère musclée.
Les électeurs semblent faire davantage confiance à M. Modi qu’à tous les leaders de l’opposition, ce qu’explique son grand talent de communicateur. Pour les élections qui s’en viennent, il a construit son narratif autour de deux thèmes, soit Viksit India (une Inde développée dans laquelle chaque citoyen a la possibilité de participer dans l’économie) et l’intérêt de voter pour la coalition sortante (en vantant les réalisations des dix dernières années.
Quelle place les enjeux d’identité, de nationalisme hindou ou d’hindutva occupent-ils dans ce contexte ?
Ces questions restent au centre de la campagne de Modi, dont le lancement coïncidait avec la consécration en janvier du temple de Ram. Modi affiche son « hindouité » ouvertement et en toute confiance. Il a accompli personnellement les rites exigés par la cérémonie, qui a été retransmise à la télévision nationale. La fusion entre la religion et la politique était manifeste. Il a déclaré que l’ouverture du temple inaugurait une nouvelle Inde parce qu’elle a permis à cette dernière de « briser les chaînes de l’esclavage ». Par cette affirmation, il visait de toute évidence à restaurer la fierté hindoue qui avait souffert de plusieurs siècles de domination musulmane sous l’empire moghol.
L’évènement a attiré toute l’élite d’affaires de l’Inde, les vedettes de cinéma de Bollywood, des politiciens et des personnalités du monde du cricket. L’euphorie devant cette réalisation de Modi a gagné la majorité de la population hindoue. On a illuminé les maisons avec des lampes en terre cuite le 22 janvier à l’appel de Modi. Les principaux médias ont qualifié l’évènement d’« avènement de la deuxième république », de « renaissance hindoue » et de début d’un « État de la civilisation ». Cet évènement a marqué le début de la campagne électorale de Modi et confirmé le fait que lui-même et son parti ont rempli l’agenda Idéologique de l’hindutva.
Comment Narendra Modi et le BJP sont-ils devenus aussi populaires ?
Premièrement, la « marque Modi » est devenue la marque politique la plus forte en Inde. Elle associe le pays (l’Inde) et l’homme (Modi). On le perçoit comme un chef fort, décidé et patriotique; quelqu’un qui a extirpé le terrorisme et affronté courageusement les ennemis de l’Inde, à l’intérieur comme à l’extérieur; qui a mis l’Inde sur la carte du monde, faisant d’elle un partenaire géo-politique important qui a présidé à la croissance économique tout en offrant des prestations sociales à des millions de ménages défavorisés. Sa popularité tient aussi à la confiance qu’il inspire aux membres de la majorité hindoue. Il a la réputation de tenir ses promesses. Il met sa réputation en jeu. En 2024, il a ajouté dans ses communications le slogan « la garantie Modi ».
Deuxièmement depuis 2014, lui-même et son parti ont mis en place une stratégie visant à mobiliser les différentes clientèles et ainsi à élargir sa base électorale au-delà des hindous de caste supérieures. À cette fin, son gouvernement a combiné l’agenda de l’hindutva avec des politiques sociales destinées aux populations marginalisées. D’aucuns appellent cela « l’hindutva inclusive ». Cela lui a permis d’augmenter sa part des votes venant de deux secteurs qui n’avaient jamais été associés au parti hindou, soit les castes les plus défavorisées (qui constituent 69 % de la population de l’Inde selon une étude de l’institut Pew menée en 2021) et les femmes. […]
Troisièmement, Modi et son parti ont utilisé efficacement les réseaux sociaux, dont YouTube, qui compte 467 millions d’usagers en Inde. […]
Peut-on parler d’un culte de la personnalité ?
Modi est délibérément présenté comme étant un leader charismatique et fort, qui a à coeur son pays et son peuple. Dans les gares, les admirateurs peuvent se prendre en égo-portraits à côté d’une photo grandeur nature du premier ministre. Le nouveau musée consacré aux premiers ministres contient une galerie qui présente les principales réalisations de l’Inde au cours des dix ans de gouvernement Modi. […]
Les musulmans, les chrétiens et les forces de l’opposition paient -ils le prix de cette fierté apparemment unanime qu’affiche la majorité hindoue ?
Les 180 millions de musulmans et les 23 millions de chrétiens sont de toute évidence identifiés comme étant « les autres ». Depuis dix ans, la communauté musulmane vit dans la peur. Les crimes haineux à son encontre sont de plus en plus nombreux. On a accusé les musulmans de se livrer à un « djihad de l’amour »: le complot consisterait pour les hommes musulmans à marier des jeunes femmes hindoues afin de les convertir à l’islam. Plusieurs États gouvernés par le BJP ont adopté des lois interdisant les conversions sous peine d’aller en prison.
Dans le même esprit propre à l’ hindutva, l’abattage des bovins a été interdit. Or les musulmans dominent ce marché qui s’élève à plusieurs milliards de dollars. On a vu à plusieurs reprises des foules hindoues lyncher des musulmans soupçonnés de consommer du boeuf. […] On a par ailleurs assisté à des violences contre des chrétiens ou contre des églises dans différentes régions de l’Inde. En 2019, le gouvernement Modi a aboli le statut spécial, garanti par la Constitution, dont jouissait l’État de Jammu et Cachemire, et il y a imposé un contrôle direct à partir de Delhi. […] Enfin, on a assisté à des arrestations de plus en plus nombreuses de défenseurs des droits humains, de journalistes et d’intellectuels de gauche qui se sont permis de critiquer le régime Modi.
À quel point l’opposition, et en particulier le parti du Congrès, sont-ils faibles ?
L’opposition est très faible. Le parti du Congrès, qui a déjà été la formation dominante en Inde, n’a obtenu que 44 sièges, perdant ainsi son statut officiel de parti d’opposition et n’a amélioré sa position que marginalement en 2019, obtenant trois sièges de plus. On compte plusieurs autres partis, dont certains sont alignés sur le BJP et d’autres sur le parti du Congrès. En 2023, 26 partis d’opposition de même que 142 députés et sept premiers ministres locaux ont formé autour de ce dernier l’Indian National Development Inclusive Alliance (INDIA). Cette coalition a dans un premier temps semblé avoir le vent dans les voiles mais elle est aujourd’hui en plein désarroi car il lui manque une vision cohérente de l’avenir de la nation.
Le régime Modi glisse-t-il vers une forme de dictature ?
Modi et son parti se sont effectivement servis du processus électoral et de leur majorité au Parlement pour saper les bases de la démocratie libérale. Les libertés de parole et d’assemblée ne sont pas respectées. Les droits des minorités sont en péril. On assiste à une criminalisation de la dissidence.
[1] Inde: La République devient ultranationaliste et religieuse, Radio France, 23 janvier 2024.
[2] On the Différence Between Hinduism and Hindutva, Armand Sharma, Association of Asian Studies, 2020.
[3] Decoding India’s 2024 Election Contest, Milan Vaishnav, 7 décembre 2023, Carnegie Endowment for International Peace.
[4] Magazine fondé en 1975. Huit millions de lecteurs.
Reeta Chowdhari Tremblay