Partagez cet article
Serge Truffaut
Dans le rapport annuel qu’il a livré ces jours-ci, John Roberts, juge en chef de la Cour suprême des États-Unis, s’est employé à botter en touche. Plus exactement, il a mis en relief l’art qu’il avait de faire l’impasse sur les sujets qui fâchent. En effet, dans le document évoqué, il n’est nulle part question de la divulgation en juin d’une décision alors confidentielle de la Cour sur l’avortement. Une première dans l’histoire de cette institution.
Il n’est pas question non plus de deux faits si pesants qu’ils exigeaient, selon les experts en matières légales, un commentaire. Les faits ? Un, on sait aujourd’hui que Samuel Alito, le juge qui a rédigé la position de la Cour sur l’interruption de grossesse a « refilé » bien des « tuyaux » au révérend Rob Schenck, une de ses connaissances, qui est par ailleurs un des principaux militants anti-avortement au pays.
Le fait no 2 a pour nom propre Virginia « Ginni » Thomas. Elle est mariée à Clarence Thomas, figure de proue du conservatisme tendance dure au sein de la Cour. Le 6 janvier, lors de l’insurrection que l’on sait, et dans les jours antérieurs, Mme Thomas s’est employée à convaincre les élus républicains de soutenir Donald Trump avec plus d’ardeurs. Ce faisant, elle avait adopté une opinion contraire à l’esprit de la Constitution.
Tout logiquement, l’ensemble des élus et militants du Parti démocrate exigent que Thomas soit écarté de tout dossier lié au 6 janvier. Il en est également ainsi avec la majorité des professeurs de droit. Sur cet aspect d’une importance que chacun devine capitale, Roberts observe également le silence.
Cette posture a ceci d’étonnant que le juge en chef a consacré l’essentiel de son rapport à la sécurité qu’il faut accorder aux magistrats des cours fédérales, alors que la confiance des Américains à l’endroit de la Cour suprême, la cathédrale du pouvoir judiciaire, la générale en chef du 3e pouvoir, n’a jamais été aussi basse.
Selon un sondage Gallup paru en septembre dernier, seulement 47 % des citoyens font confiance à la Cour suprême. Jamais dans l’histoire du pays la crédibilité du plus haut tribunal n’a été aussi « maigre ». Autre record ? 42 % des Américains jugent la Cour trop conservatrice. Quant au travail accompli seulement 40 % des Américains l’estime honorable. Là également, le niveau d’appréciation est au plus bas.
On répète : en septembre, on apprend que l’estime du peuple américain à l’égard de la Cour s’est réduite à une peau de chagrin. En janvier, on constate que Roberts joue à l’abonné absent sur les sujets qui fâchent. Entre les deux, on a appris …
Charité bien ordonnée
Le 30 décembre dernier, le New York Times publiait un « scoop » propre à gâcher le réveillon des neuf juges de la Cour suprême, des juges des cours d’appel fédérales nommés par les républicains sans oublier les puissants bureaux d’avocats de New York, Boston, Washington, Houston, Chicago et San Francisco.
En deux mots comme en mille, le scoop des journalistes Jo Becker et Julie Tate était le suivant : les avocats aux services des compagnies et des organisations religieuses s’appliquaient à « acheter » la sympathie, pour rester pondéré, des neuf juges par le biais de leur organisme de charité baptisé Supreme Court Historical Society.
Au fil des ans, par le biais des soupers bénéfice et des dons des particuliers cette Historical Society a récolté des millions. Cette même cour ayant décidé au cours des dernières années que l’identité des donateurs pouvaient être camouflée, les journalistes ont travaillé pendant des semaines afin de remonter le fil de la vérité. Le résultat est franchement déprimant.
Ainsi, il s’avère que 60 % des sommes accordées proviennent des poches des grandes compagnies, des associations défendant des intérêts particuliers, on pense évidemment aux firmes de lobbyistes, des avocats des sociétés et des cabinets d’avocats ayant des causes pendantes devant ce tribunal. À lui seul, ce dernier groupe a donné 34 % des sommes allouées.
Fait terrible à retenir, lorsqu’une compagnie est le sujet d’un litige sur lequel la Cour devra se prononcer, la Supreme Court Historical Society perçoit une somme plus élevée que celle perçue habituellement. Ainsi, selon les limiers du New York Times, Gregory P. Joseph, l’avocat de Purdue Pharma, le fabricant de l’OxyContin, avait donné plus d’espèces sonnantes en 2019 année au cour de laquelle Roberts et ses collègues devaient entendre sa requête.
Masses de dollars
En 2021, la gigantesque Chevron a imité Purdue Pharma. Elle a « refilé » des masses de dollars avec l’espoir d’obtenir gain de cause dans le dossier l’opposant aux villes qui voulaient qu’elle soit reconnue imputable du réchauffement climatique. Idem avec Tyson Foods et bien d’autres.
Parfois, le New York Times a noté que les anciens stagiaires de la Cour, qui avaient donc fréquenté ces juges pendant des mois, étaient nommés plus régulièrement que d’autres sur le conseil des fiduciaires de la Historical Society. Ce fut le cas notamment de Beth Brinkmann, avocate au sein du bureau Covington & Burling, qui représenta les compagnies de charbon dans le litige West Virginia v. Environmental Protection Administration (E.P.A).
Pour revenir à Chevron, on retiendra que la personne engagée pour occuper le poste de vice-président des affaires juridiques est un ancien clerc de la Cour suprême s’appelant R. Hewitt Pate. À titre individuel et au nom de la compagnie, il est un donateur aussi régulier que « généreux ».
Vous ajoutez les noms de Facebook, Goldman Sachs, Time Warner et les autres sociétés inscrites au Dow Jones et tout à coup revient en mémoire l’écho lointain d’un avertissement formulé par ce cher Montesquieu : « Il n’y a point de plus cruelle ironie que celle que l’on exerce à l’ombre des lois et avec les couleurs de la justice .»