À propos de l'auteur : Manon Cornellier

Catégories : Canada

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Antoine Char

Manon Cornellier

Le 11 octobre dernier, la ministre canadienne des Finances, Chrystia Freeland, est à Washington pour, entre autres, livrer un discours devant le Brookings Institute. Son allocution attire l’attention car on a l’impression que c’est l’ancienne ministre des Affaires étrangères qui est au podium.

« Nous, pays de l’Occident non géographique, devons bâtir un nouveau paradigme», dit-elle en évoquant le retour des «autocraties », dont certaines sont puissantes et riches comme la Russie et la Chine.

Selon elle, le temps est venu d’identifier ses amis et de se serrer les coudes. Les démocraties doivent étendre leur coopération afin de ne plus rendre leur «économie dépendante de pays dont les valeurs politiques et morales sont contraires aux nôtres». Sa solution, inspirée de son homologue américaine, est «l’amilocalisation» (friend-shoring), soit la mise en place de chaînes d’approvisionnement entre démocraties libérales, en particulier pour certains secteurs stratégiques. Elle convient cependant que la coopération avec les puissances autocratiques sera nécessaire pour faire face à des défis mondiaux communs, comme la lutte contre les changements climatiques.

Questions

Le discours a une forte saveur idéologique et provoque des questions au Canada. Veut-elle imposer son point de vue à la veille du dévoilement de la très attendue stratégie indo-pacifique du gouvernement Trudeau? Veut-elle damer le pion à la ministre en titre des Affaires étrangères, Mélanie Joly?

Le 9 novembre, à Toronto, la ministre Joly propose une vision plus nuancée en donnant un avant-goût de la stratégie qui sera présentée 20 jours plus tard à Vancouver. Elle n’est pas tendre envers la Chine, «une puissance mondiale de plus en plus perturbatrice», mais elle évite de parler d’autocratie. Son ton est ferme, mais elle ne reprend pas l’image d’un monde divisé en deux camps de Mme Freeland et ne souffle mot de cette idée d’amilocalisation.

« Nous devons approfondir nos amitiés existantes […], mais nous avons besoin de chercher de nouveaux alliés et de s’engager même quand nous sommes en désaccord », dit-elle. Pour Mélanie Joly, le but est de diversifier les relations politiques, économiques et commerciales du Canada dans une région qui est responsable d’environ les deux tiers de la croissance mondiale. On veut en particulier les approfondir avec l’Inde.

La Chine est toutefois au coeur de la région indo-pacifique et ne peut par conséquent être ignorée, insiste la ministre Joly. Alors «nous défierons la Chine quand il le faudra et nous allons coopérer avec la Chine quand nous le devrons.»

Les deux ministres présentent des courants de pensée qu’on retrouve au sein de la population, des experts et du cabinet, note Paul Evans, professeur et spécialiste des relations internationales de la zone Asie-Pacifique à l’Université de Colombie-Britannique. Ils se reflètent donc dans la politique dévoilée le 29 novembre.

« Profonds désaccords »

Ainsi, on parle de renforcer les capacités de dialogue avec les pays de la région et la Chine figure sur la liste des pays méritant une attention particulière. En fait, le texte fait écho à Mme Joly quand il est question d’interpeler la Chine sur les «profonds désaccords», de coopérer sur les grands défis mondiaux et de garder la porte ouverte à des relations commerciales, mais avec vigilance. «La taille et l’influence de la Chine font en sorte qu’il est nécessaire de coopérer pour tenter de trouver des solutions aux défis existentiels à l’échelle internationale, comme les changements climatiques et la perte de biodiversité, la santé mondiale ainsi que la prolifération nucléaire. Et l’économie chinoise présente des débouchés importants pour les exportateurs canadiens», y lit-on.

La stratégie comporte cinq volets. En matière de paix et de sécurité, Ottawa investira dans une présence militaire accrue, ainsi que le renseignement et la cybersécurité. Sur le front économique, la priorité est à la diversification des marchés. Le troisième volet prévoit une augmentation des ressources pour le traitement des visas, l’aide internationale, les échanges en matière d’éducation et ainsi de suite. Le quatrième volet porte sur l’environnement et le climat et le cinquième, sur la diversification des partenariats régionaux.

Le Canada a été devancé par la plupart de ses alliés sur le terrain indo-pacifique et les moyens financiers qu’Ottawa y met restent modestes en comparaison. Insuffisants, de dire M. Evans et de nombreux experts. Le gouvernement a prévu 2,3 milliards sur cinq ans, dont 492,9 millions en dépenses militaires, 244,4 millions pour le développement économique et 750 millions pour les infrastructures.

La lenteur à produire cette politique s’explique de diverses manières. Les libéraux ont été élus en 2015 en mettant de l’avant une politique d’engagement ambitieuse envers la Chine, se montrant ainsi fidèle à une approche fondée sur la coopération et la confiance née à la fin des années 1980, à la sortie de la guerre froide, explique Paul Evans. On l’appelait l’approche Asie-Pacifique, soit un régionalisme ouvert axé sur le dialogue et la recherche de solutions communes.

Virage prudent

Les événements et l’évolution du régime chinois ont toutefois forcé les libéraux à effectuer un profond virage. Ils l’ont entrepris plus tard que d’autres pays et quand ils s’y sont mis, ils ont dû le faire avec prudence parce que les relations sino-canadiennes ont atteint le fond du baril en décembre 2018 avec l’affaire Huawei. En réponse à l’arrestation par le Canada de la dirigeante de la firme chinoise Huawei, à la demande des États-Unis, la Chine a arrêté de façon arbitraire deux Canadiens, les deux Michael, qu’elle a détenus pendant presque trois ans.

Les différends entre les deux pays se sont multipliés durant cette période, obligeant le Canada à mesurer ses mots pour ménager les deux détenus. Ce n’est qu’après leur libération qu’Ottawa a haussé le ton, fermer la porte à certains investissements chinois et écarté Huawei comme potentiel fournisseur du réseau 5G canadien. Et qu’il a pu vraiment compléter l’élaboration de sa stratégie Indo-Pacifique, pour laquelle il subissait de fortes pressions.

Paul Evans insiste sur la différence de philosophie derrière les concepts Asie-Pacifique et Indo-Pacifique. Ce dernier est apparu il y a une quinzaine d’années en réaction à la montée en puissance de la Chine. Certains pays qui subissaient déjà ses foudres et les États-Unis, dont la rivalité avec la Chine ne faisait qu’augmenter, lui ont donné son élan.

L’approche Asie-Pacifique est plus optimiste, dit le professeur. L’approche Indo-Pacifique, en revanche, est basée sur la conviction qu’il y a des différends insolubles entre nations. Les questions de sécurité sont centrales. L’économie devient elle-même un enjeu de sécurité nationale. Il cite le secteur de la haute technologie dont certains voudraient limiter les échanges aux pays amis, ce qui le préoccupe beaucoup.

Le Canada n’échappe pas à cette logique. Il note cependant que Mme Joly a su prendre en considération les préoccupations des pays du Sud-Est asiatique qui, eux, ne peuvent ignorer la Chine. Ils y sont étroitement liés, comme le Canada l’est avec les États-Unis. Mélanie Joly n’adopte donc pas un discours binaire ni l’idée de bâtir des institutions en opposition avec la Chine.

Mais selon M. Evans, les deux ministres se rejoignent dans l’évaluation générale des défis posés par la Chine pour le monde, les règles internationales et la démocratie canadienne. Il trouve toutefois malheureux que la «section sur la Chine la décrive comme une menace, de façon unidimensionnelle», une des faiblesses de cette stratégie, selon lui.

 

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