Partagez cet article
Wikimedia
John Mayall à Hambourg en 2017
Serge Truffaut
Le 22 juillet dernier John Mayall est mort. Il avait 90 ans. C’est bête à dire, mais on se doutait depuis quelque temps qu’il était à deux doigts de jouer la dernière note. On s’en doutait pour une raison aussi simple que nette : il y a un an et trois mois, ce Britannique vétéran de la guerre de Corée avait annoncé qu’il mettait un terme aux tournées.
Il avait alors précisé que parfois il se produirait dans des clubs situés près de chez lui à Los Angeles, mais pas plus loin. Que l’un des deux seuls artistes connus, l’autre étant Bob Dylan, annonce la fin du voyage permanent qu’il poursuivait aux quatre coins de la planète depuis soixante ans, ça cogne. Ça décape les neurones à la nanoseconde.
Dans les jours qui ont suivi son décès, le monde entier a eu droit à ce que l’on pourrait bien nommer : Illustration des ravages causés par le syndrome du mouton de Panurge dans l’univers médiatique. Car tout un chacun a répété ce que le premier a souligné, soit que Mayall avait engagé et en partie formé Eric Clapton, Peter Green qui mettra sur pied Fleetwood Mac et Mick Taylor qui rejoindra les Rolling Stones.
À ces faits archi-connus depuis des lunes grecques, les antiques, ici et là on ajoutait qu’il fut le « Godfather of he British Blues ». Mais rien de plus. Grrrrr….! Réduire ce chanteur, auteur, compositeur, guitariste, pianiste, harmoniciste et grand arrangeur devant l’éternel à des faits et gestes posés dans les années 60 sans s’attarder à ce qu’il a réalisé dans les 60 années qui ont suivi mettons que cela s’appelle l’impolitesse. La plus crasse d’entre les impolitesses.
Relever le niveau
Au début des années 60, en 1962 pour être exact, les amis british ont donné au monde, dans l’ordre chronologique, les Beatles, les Rolling Stones, les chers Kinks, puis quelques mois plus tard les Animals et les Who. Quelques années plus tard, viendront les deux autres géants du culte musical Made In The United Kingdom : Led Zeppelin et Pink Floyd. Bien.
À l’époque, les producteurs faisaient un usage abondant des requins de studio, des cracks de la six cordes, des virtuoses des ivoires noires et blanches. Et ce, pour une brutale réalité : certains des musiciens des formations nommées n’étaient pas à la hauteur. Parmi les requins en question, quatre méritent un arrêt sur image.
Ils s’appellent Jimmy Page, guitariste, et John Paul Jones, bassiste et organiste, qui après avoir participé à des centaines de sessions ont mis sur pied Led Zeppelin. Les deux autres, formés à l’exigeante école de la musique classique, s’appelaient Jon Lord, pianiste et organiste, et Ritchie Blackmore, guitariste, eux aussi ont contribué à des centaines de sessions. Ils seront à l’origine de Deep Purple.
Pour l’exemple, on retiendra que Jon Lord a signé les parties de piano du célèbre You Really Got Me des Kinks, que John Paul Jones a écrit les arrangements et dirigé l’orchestre qui accompagne le She’s a Rainbow des Stones. Que Blackmore et Page ont multiplié leurs collaborations avec les vedettes populaires britanniques mais aussi françaises de l’époque : Shirley Bassey aussi bien que Françoise Hardy ou Johnny Halliday.
Fait à retenir, pendant que ces « pros » épaulaient les formations nommées en studio, les adolescents de l’époque masquaient, sans en être conscients, les défauts des membres de ces dernières. De-que-cé ? Lors des shows, les filles et les garçons hurlaient tellement que personne ne s’entendait. Plus tard, John Lennon confiera que parfois lui et ses amis mimaient les chansons.
La publication en 1966 du Beano album de Mayall et ses Bluesbreakers va changer passablement le profil de l’industrie musicale. Voilà un album réalisé par des personnes qui ont une maîtrise aiguisée de leur instrument. Clapton à la guitare, John McVie à la basse et ce cher Hugues Flint à la batterie sont autant de contradictions des deux de pique.
Qui plus est, pour réaliser cet album Mayall a fait appel, pour un certain nombre de morceaux, à deux saxophonistes et un trompettiste. Qui dit souffleurs, dit arrangements. Dit effort particulier sur le flanc de la production. Pour faire une histoire courte, cet album ayant une influence profonde sur les musiciens anglais de l’époque, notamment Paul McCartney, il va obliger tout un chacun à revoir, si l’on peut dire, sa copie. À travailler davantage son instrument. Bref, Beano s’est traduit par une obligation d’amélioration.
La publication de Crusade, soit le premier enregistrement de Mick Taylor avec Mayall, qui vient après le Hard Road avec Peter Green, marque le sommet de cette période. De cette élévation continue du niveau musical. De Crusade, on évoque encore et toujours l’apport magistral de Taylor. Normal, l’époque n’en avait que pour les « Guitar Hero ».
Pourtant Crusade c’est aussi les solos magnifiques de Chris Mercer au sax ténor et de Rip Kant au baryton. Sur ce disque, ces instruments sont plus présents que dans les précédents. Et donc bien des efforts déployés pour les arrangements qui annoncent d’ailleurs une évolution plus « jazzée ». Dans la carrière de Mayall, Crusade est l’album charnière.
Laurel Canyon
En 1969, Mayall garde un pied en Angleterre et pose l’autre en Californie où il se lie d’amitié avec les membres de Canned Heat. Cette année-là, il publie un des meilleurs albums de l’époque: Blues From Laurel Canyon. Les musiciens sont tous des « Brits »: Mick Taylor est de la partie, Stephen Thompson est à la basse et Colin Allen à la batterie. Les musiciens sont Anglais, mais les thèmes abordés, les sujets sont pratiquement tous Américains.
Dans la production de Mayall, Laurel Canyon est le relais entre le blues joué par des Anglos d’un côté, l’expérimentation et les musiciens américains de l’autre. Le coup d’après ce sera Turning Point ou la volonté de coupure avec ce qui a précédé. Ce sera la recherche, la prise de risque avec Thompson à la basse, Jon Mark à la guitare acoustique et John Almond au ténor et à la flûte.
Ce désir absolu de nouveauté va se traduire par un autre album sans batterie alors que l’époque est envahie par le rythme, le binaire. Ce sera USA Union, avec des Américains, ceux de Canned Heat, soit Harvey Mandel à la guitare, Larry Taylor à la basse et Sugarcane Harris au violon. Une petite merveille. Mayall y décline notamment ses obsessions environnementales. On est en 1970 et il chante notamment Nature’s Disappearing.
Quelques mois plus tard, il se livrera à l’alchimie de tout ce qu’il a joué, chanté, composé jusqu’alors. Alors que commence à se manifester les prétentions du rock progressif genre, comme disent les jeunes, Yes, Spooky Tooth, Caravan et le rock « papaoutage » du nombril genre, comme disent les ados, Iron Butterfly et autres fadaises psychédéliques, Mayall propose le très bien baptisé Back To The Roots.
Avec Clapton, Taylor, Mandel, Taylor, Sugarcane Harris et autres fines lames il s’attarde aux sujets écologiques qui le préoccupent tant, comme aux attaques à la liberté d’expression. En d’autres termes à la censure. Musicalement, il va à l’essentiel. Il s’en tient au blues fondu parfois dans une bonne dose de boogie-woogie, son premier amour musical.
Back To The Roots, c’est l’album manifeste de John Mayall de l’homme qui a fait, rappelons-le, son service militaire en pleine guerre de Corée. C’est d’ailleurs au cours d’une permission au Japon qu’il achètera sa première guitare. Parlant de cela, la guerre, soulignons qu’il avait six ans lorsque la Deuxième a commencé. En clair, une grande partie de sa jeunesse passée du côté de Manchester a été bousillée, c’est le cas de le dire. Il se consola en apprenant le boogie sur le piano familial.
Le jazz
Les années 70 vont se dérouler à l’enseigne du jazz. Plus exactement, il va se livrer à l’injection du blues dans le jazz et vice-versa. Bon. Comme il ne fut pas le premier à faire cela, disons, pour rester au ras des pâquerettes qu’il va s’entourer de grands musiciens de jazz. Et là, il va épater. Il va atteindre des sommets.
Qu’on y songe, il va associer à son aventure le trompettiste Blue Mitchell qui a joué notamment avec Horace Silver et Cannonball Adderley, le tromboniste Benny Powell, un ancien du Count Basie Orchestra et de Randy Weston, Roy McCurdy qui a battu la mesure pour tous les grands du jazz dont Coleman Hawkins, Victor Gaskin qui fut contrebassiste de Duke Ellington, Larry Gales celui de Thelonious Monk, les saxophonistes Red Holloway, Clifford Solomon et Ernie Watts et enfin le merveilleux Freddy Robinson à la guitare.
On insiste : il lie toutes ses aventures musicales des années 1970 avec des anciens des formations Count Basie, Duke Ellington, Thelonious Monk, Art Blakey, Cannonball Adderley, Horace Silver. Mettons que les classements musicaux de l’époque qui faisaient le bonheur des médias symbolisent la fumisterie en conserve.
Avec ces messieurs il va aligner trois des meilleurs albums de son impressionnante discographie; Jazz Blues Fusion, Ten Years Are Gone et Movin’ On. Aujourd’hui encore, ces disques qui ont traversé l’épreuve du temps, demeurent trop ignorés.
La parenthèse
Elle est exclusivement écono-financière, la parenthèse en question. Elle commence en 1970. Peter Grant, le gérant de Led Zeppelin en est l’initiateur. En tant qu’employé dans les années 1960 de l’équipe de production des Kinks, Grant avait observé comment les musiciens de ce groupe, Ray Davies le premier car auteur-compositeur-chanteur de leurs chansons, se sont fait avoir dans les grandes largeurs par les bonzes de l’industrie. Et ce, plus que tout autre groupe de ces années.
Avec les musiciens de Led Zeppelin, Grand signa l’accord suivant : les bénéfices seront partagés en cinq parts égales, hors les droits d’auteur. Soit avant tout les droits d’exécution, les revenus des tournées et les produits dérivés. Après quoi, il va renverser la table et devenir le héros financier de tous les musiciens.
Comment a-t-il fait ? En 1970, après une première tournée triomphale aux États-Unis, Grant prévient tous les producteurs d’Amérique du Nord, dont Donald K. Donald à Montréal, que les proportions des revenus devront être totalement inversées, soit les trois-quarts versés dans les poches de Led Zeppelin et un quart pour vous. Sinon ce sera trois-quarts de zéro, car il refusera tout engagement.
Les producteurs s’inclinent. Dans la foulée, on va assister à un transfert de centaines de millions de dollars d’un territoire musical à un autre. Mick Jagger, en bon ex-étudiant du London School of Economics, engage un banquier de la City comme gérant des activités financières des Stones. Les Who, Pink Floyd, Bee Gees, David Bowie, Eagles … Bref, tous les poids-lourds de l’époque, Johnny Cash et Willie Nelson compris vont imiter Peter Grant et Led Zeppelin.
En toute logique économique, les marges des compagnies ayant passablement diminué les patrons de celles-ci vont ajuster les mécanismes de production. On va être alors les témoins d’un énorme effet pervers : la réduction des coûts va passer par une usage intensif des machines à rythme et des innovations technologiques découlant de l’introduction des logiciels.
Ceci explique en grandE partie cela : l’essor du disco dans la deuxième partie des années 1970 et pour une bonne partie des années 1980 suivi par l’arrivée et l’essor du rap et du hip-hop. Comme l’ont confié au signataire de ces lignes un important producteur de New York et un membre du FIJM, « les tables tournantes ont ceci de très bien qu’elles ne sont pas syndiquées. Elles ne réclament jamais de temps supplémentaire ».
Cela étant, l’essor évoqué n’aurait jamais été possible sans le soutien constant et marqué d’une nouvelle catégorie médiatique: les hebdomadaires dits culturels et surtout gratuits comme Voir. Qui dit gratuit dit quoi ? Leurs revenus dépendaient à plus de 90 % des annonceurs, des entreprises musicales. CQFD : les soi-disant journalistes de ces journaux faisaient avant tout de la « plug ». Ils ne signaient pratiquement jamais des retours critiques.
Et dire que nos producteurs locaux passent leur temps à «gueuler » pour obtenir davantage de subventions !
Le grand retour
De la fin des années 1970 au milieu de la décennie suivante, Mayall n’a pas échappé à l’effet boomerang conçu par les « industriels » de la musique. Comme beaucoup d’autres dans son cas, ces années furent les années de galère. Il va remonter la pente comme on le fait toujours dans ces cas-là, si on en a la volonté, soit avec patience et constance.
Après avoir parcouru le monde dont les satellites de l’Union soviétique, Mayall publiait Chicago Line en 1988. Pour mener à bien ce chapitre essentiel dans sa remontée, il avait reformé les Bluesbreakers avec deux excellents guitaristes, Coco Montoya et Walter Trout et un batteur formidable, Joe Yuele qui va s’avérer la cheville ouvrière du groupe dans les 25 années qui vont suivre.
Quinze mois plus tard, après avoir été à nouveau remarqué et surtout salué, Mayall propose A Sense of Place. Un chef d’oeuvre qui fera dire à l’inénarrable Keith Richards, « la concurrence nous vient encore du vieux ». Chose certaine, cet album paru sur étiquette Island est aussi passionnant, sinon plus, que le célèbre Beano.
Entre son piano et son harmonica, les guitares de Montoya et Sonny Landreth, la batterie de Yuele et divers bassistes, Mayall nous régale de bout en bout. Là, il faut le préciser, il est plus blues que jamais à une exception, soit la reprise de Sensitive Kind de J.J. Cale. Il est blues et enclin à l’humour. La chanson consacrée à sa rencontre avec son agent d’assurances suite à l’incendie de sa maison est hilarante.
Grâce au succès rencontré avec ce disque, Mayall ne vas pas cesser d’enregistrer des albums de qualité égale. Celle dite ISO 9000. Il va nous épater année après année. Il va nous faire découvrir de sacrés musiciens comme le guitariste Buddy Whittington.
Il va nous étonner, voire en imposer, en faisant ce que la grande majorité de ses contemporains britanniques n’ont pas fait : travailler jour après jour. Jamais il ne s’est arrêté. Jamais il n’a fait le coup très marketing de la réunion après des années d’absence.
Il fut épatant de bout en bout, John Mayall. De 1958 à 2024, il aura été exemplaire.