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Mohammad Yunus, qui a reçu un prix Nobel de la paix en 2006 pour avoir inventé et implanté un système de micro-crédit, dirige, temporairement, le Bangladesh depuis le début du mois d’août.
Jean-Claude Bürger
À peine plus de quinze jours après son éviction, de la course à la présidence, sous prétexte de son âge, il n’est pas impossible que le président Biden, informé des événements qui ont secoué le Bangladesh ces dernières semaines, soit resté un peu pensif.
Voilà que dans ce pays de 175 millions d’habitants, les insurgés qui ont renversé le pouvoir, font appel pour diriger leur gouvernement provisoire à un sage. Un homme de deux ans son aîné.
Il faut dire que les deux pays ne brillent pas par leur ressemblance.
Un vieux sage pour un jeune pays
Le Bangladesh où le vieux sage Mohammad Yunus, se voit confier la mission prodigieusement difficile de diriger un gouvernement provisoire consacré à l’organisation d’élections libres et honnêtes, est un pays très jeune … Beaucoup plus jeune que lui.
Sa naissance et son histoire sont, émaillées de violences ethniques, de massacres, d’assassinats politiques, d’intolérances religieuses et de coups d’État militaires. Ça fait beaucoup pour un pays qui a à peine plus de cinquante ans.
Le défi est de taille pour ce banquier qui a reçu un prix Nobel de la paix en 2006 pour avoir inventé et implanté un système de micro-crédit. Le respect que lui a valu son action et son prix Nobel est certainement un atout. Le fait qu’il ait été victime de l’hostilité de la première ministre déposée, Sheikh Hassina qui l’a traîné de multiples fois devant les tribunaux ajoute probablement à sa popularité.
Une dirigeante au destin scellé à la naissance
La première ministre Sheikh Hassina, au pouvoir depuis une quinzaine d’années, menait le pays d’une main de fer. Elle était à la tête de la ligue Awami, parti politique qui a littéralement mis la Bangladesh au monde.
Le destin de Sheikh Hassina est extraordinaire : son père Sheikh Mujibur Rahman premier président du pays est la figure principale de l’indépendance de ce qui s’appelait avant lui le Pakistan oriental.
C’est sa naissance qui semble sceller le destin de Sheikh Hassina.
Un pays né dans un bain de sang
Quand en 1970 malgré la victoire du parti autonomiste qui remporte la majorité absolue aux élections, le Pakistan refuse de lui accorder le pouvoir, Sheikh Mujibur prône l’indépendance du Pakistan oriental. Il est arrêté et le Pakistan occidental envoie des troupes pour mater la rébellion. Débute alors une répression terrible qui vire en véritable bain de sang en particulier dans la communauté indienne qui représente près de 20 % de la population. Une guerre qui fait selon certaines estimations trois millions de morts (1) … Les troupes indiennes finissent par intervenir, en soutien des séparatistes. L’armée pakistanaise défaite est contrainte à la retraite.
En janvier 1972 le Pakistan oriental devient le Bangladesh et Sheikh Mujibur prend la tête du gouvernement.
L’Inde est satisfaite de voir se créer une sorte d’État tampon entre elle et la Chine et de trouver dans la ligue Awami au pouvoir un parti qui va protéger les minorités indiennes du pays qui ont été réduites de moitié par le conflit. (2)
La trace indélébile de la colonisation britannique
Il n’est pas inutile de rappeler cette histoire pour essayer de comprendre ce qui se passe aujourd’hui dans cette région. On y perçoit encore la trace à la fois particulièrement civilisée du parlementarisme et des institutions britanniques qui côtoie des habitudes de répressions absolument sauvages qui furent également la marque de la colonisation anglaise.
Car le Bangladesh est issu d’une double partition.
- En premier lieu, la partition des Indes, fruit de l’ingénierie géopolitique des Anglais : ceux-ci créent en 1948 un État majoritairement musulman, le Pakistan. Ce pays comporte deux entités géographiquement disjointes, le Pakistan occidental où se trouve la capitale, et le Pakistan oriental. Les deux parties du pays, si elles ont une certaine homogénéité religieuse, ne partagent ni la même langue ni la même culture.
- En second lieu, c’est la guerre sécession de 1971 qui créant le Bangladesh, remplace et supprime ce qui constituait le Pakistan oriental.
Un Vortex de violence
Le vortex de violence engendré par la guerre de 1971 n’a pas disparu à cette date.
Trois ans après l’indépendance, le 15 août 1975, un coup d’État sanglant est organisé et réalisé par de jeunes officiers qu’on dit extrémistes religieux et qui en tout état de cause étaient des nostalgiques du Pakistan. Mujibur Rahman, sa femme, et ses trois fils dont le plus jeune a 10 ans sont froidement assassinés. Dans la même journée, 16 autres membres de sa famille sont tués.
Seules Sheikh Hassina qui allait rejoindre son mari en Allemagne et sa jeune sœur qui l’accompagne échappent au massacre. Les deux jeunes femmes apprennent de la bouche de l’ambassadeur en Allemagne que personne parmi la quinzaine de membres de la famille proche dont leurs parents et leur frères, qui les avaient accompagnées à l’aéroport deux semaines auparavant n’est encore en vie.
Comment se forge une dame de fer
Sheikh Hassina sous le choc se réfugie d’abord à Londres, puis, ce que l’on sait moins à Delhi où sous un faux nom, elle vit grâce à la protection d’Indira Gandhi qui lui fournit maison et emploi pour son mari. Elle passe ainsi les six années suivantes la plupart du temps dans la clandestinité cherchant à échapper aux tueurs qui ont décidé d’éradiquer sa famille. Elle n’apparaît que rarement et brièvement en public, notamment en Angleterre.
Pendant cette période, au Bangladesh une série de coups voit se succéder au pouvoir plusieurs militaires. les officiers qui ont tué le le père de Hassina sont évincés, mais amnistiés. C’est l’idée insupportable de cette impunité assure-t-elle à un quotidien indien (3) qui la convainc de rentrer dans son pays quand le parti de son père, la ligue Awami, à une très large majorité la nomme à sa tête en 1981.
L’un des officiers qui a pris le pouvoir Ziaur Rahman, devenu président, s’est longtemps opposé à son retour et à celui de tout membre de sa famille, mais ne peut plus empêcher sa présence au pays. Peu après, il est d’ailleurs lui aussi assassiné au cours d’un coup monté par d’autres militaires. Le coup avorte et ses assassins sont exécutés. Sa veuve Sheikh Khaled prendra la tête du parti qu’il a fondé et deviendra la grande rivale de Sheikh Hassina. Pourtant pendant près de dix ans Elles lutteront côte à côte en opposition à un autre militaire pour rétablir un gouvernement civil.
La lutte des présidentes
Leur ennemi commun le général Hossain Mohammad Ershad est renversé par une révolte populaire dirigée par les étudiants le 6 décembre 1990.
Les deux femmes qui avaient en commun le fait de devoir leur rôle politique au sang de leurs proches et leur opposition à la dictature de Ershad perdent ce second élément de similitude. Les deux femmes régulièrement emprisonnées ou assignées à résidence sous son régime ne vont pas tarder à utiliser parfois l’une contre l’autre, des méthodes similaires.
Sheikh Hassina se voit cantonnée dans son rôle de chef de l’opposition alors que le Bangladesh National Party est porté au pouvoir avec à sa tête la veuve se son fondateur, Sheikh Khaleda Zia.
Depuis cette date, bien que des militaires aient au moins une fois essayé de se débarrasser des deux politiciennes, Khaleda et Hassina ont alternativement été au pouvoir à Dacca .
La dérive autoritaire et les progrès socio économiques
Ces quinze dernières années, Sheikh Hassina est restée seule au pouvoir persécutant volontiers ses opposants; elle a tout fait pour réduire les risques d’alternance et elle est à l’origine d’importants reculs de la démocratie. La ligue Awami est devenue de fait une sorte de parti unique, la liberté de la presse a connu de sérieuses restrictions et les journalistes comme les critiques ou les opposants sont victimes d’intimidations et de représailles, Sheikh Khaleda condamnée et emprisonnée n’a pas pu participer aux dernières élections.
Le gouvernement et en particulier la ligue sont accusés d’avoir mis la main sur la fonction publique et le système de justice du pays.
Hassina au pouvoir a atteint plusieurs de ses objectifs. Elle a annulé l’amnistie des assassins de sa famille et obtenu l’exécution de bon nombre d’entre eux.
Par ailleurs, on se doit de reconnaître que ces dix dernières années le Bangladesh a connu sous sa gouverne un essor socio-économique sans précédent grâce au développement de l’industrie du vêtement qui exporte dans le monde entier. Le pays était l’un des plus pauvres du monde, l’extrême pauvreté qui affectait plus du tiers de la population a été ramenée à 12 %, les progrès de l’accès à l’éducation des filles et des femmes, la hausse de l’espérance de vie qui dépasse aujourd’hui celle du Pakistan ont fait passer le pays de la liste des pays les moins avancés à celle des pays à revenu intermédiaire selon les critères de la Banque mondiale.
Ces réalisations n’ont pas sauvé Sheikh Hassina dont la violente répression des manifestations étudiantes a fait, dit-on, trois cents morts. La brutalité policière et celle des étudiants de la ligue Awami ont déclenché un tel soulèvement qu’elle a dû fuir le pays, forcée une fois de plus à chercher refuge en Inde où il n’est pas encore certain qu’elle soit accueillie à bras ouverts. Sa protectrice d’antan n’est plus là. Indira Ghandi a péri elle aussi assassinée en 1984.
Sheikh Hassina a fait faire à son pays d’indéniables progrès sur le plan économique et social. Sur le plan politique elle a transformé le pouvoir en régime autoritaire dont on peut dire que le respect des droits humains n’a pas été sa première priorité. Elle a aussi fait quelques entorses à la laïcité qui était le crédo de son père pour se rapprocher quelque peu des religieux en particulier du Hefazat-e-Islam.
Sous son règne un islam extrême s’est développé dans ce pays profondément musulman qui menace de laisser son empreinte sur la vie politique et rend le pays plus vulnérable à un populisme religieux.
Un destin shakespearien
Le paysage politique du sous continent indien est jonché de cadavres.
Le destin des protagonistes de l’histoire récente de cette région du monde, fait penser aux épilogues des drames shakespeariens où tous les héros ont une fin tragique:
- Ali Bhutto politicien pakistanais dont l’intransigeance avait poussé Sheikh Mujibur à l’indépendance, devenu premier ministre du Pakistan a été déposé lors d’un coup d’État perpétré par le général Zia ul-Hac en 77. Zia le fait pendre deux ans plus tard.
- Onze ans après, en 1988 le dit général explose avec son avion lors d’un accident on ne peut plus suspect.
- La fille d’Ali Bhutto remporte alors les élections et succède à l’assassin de son père. Élue à deux reprises à la tête du Pakistan, elle meurt également victime d’un attentat-suicide à Rawalpindi lors de la campagne pour l’élection de 2007.
Alors la tâche de Mohamed Yunus risque de s’avérer un défi de première grandeur dans un pays prompt à la violence, (4) où militaires, religieux et autocrates en puissance semblent se tenir constamment en embuscade pour saisir le pouvoir à la première occasion.
Le Bangladesh est par sa population le quatrième pays musulman du monde. Presque complètement enchâssé dans l’Inde, situé à la charnière de l’Asie du Sud et de l’Asie du Sud -Est, son poids démographique et sa position stratégique sont susceptibles de faire de ce pays l’objet de bien des convoitises de la part de ses puissants voisins comme de celles des islamistes. À l’instar du Brahmaspoutre dont les crues irriguent et fertilisent en partie le pays, l’avenir politique n’a probablement rien d’un long fleuve tranquille.
- chiffre d’Amnistie Internationale ( certaines estimations sont plus basses, on voit souvent évoquer le chiffre d’un million)
- Le pourcentage de la population indienne du Pakistan oriental était de 20 % après la guerre il été réduit à environ 10 % suite aux massacres et à la fuite de ceux qui se sont réfugiés en Inde.
- Entrevue accordée au Times of India le 4 septembre 2022.
- Des violences inter-ethniques, pillages, incendies de temples et de bâtiments publics, des règlements de comptes politiques ont fait de nombreuses victimes dès le départ de cheikh Hassina.