Partagez cet article
Dans le langage de la sociologue Nathalie Heinich, « l’expérience de la maison est au-delà de la question de l’habitat. Peut-être parce qu’une maison a des racines qui l’enfoncent dans la terre et des ailes qui la tirent vers le ciel ». C’est dire à quel point les maisons ne sont pas tout à fait des bâtiments comme les autres. Sans doute est-ce parce qu’aux yeux de l’architecte Ando Tadao, « la maison est la construction la plus intime et la plus révélatrice de la vie des humains ». D’où l’intérêt porté aux constructions aux allures modernistes qui ont surgi au Japon depuis 1945.
Pierre Deschamps
La Maison japonaise depuis 1945, de Naomi Pollock [1], est un ouvrage qui « compose une histoire réaliste de la société nippone d’après-guerre, vue à travers le prisme de la conception architecturale ». Une galerie de quelque cent portraits de maisons qui met en évidence « l’enchaînement créatif amorcé dans le monde architectural du Japon d’après-guerre », sans rupture aucune jusqu’à ce jour.
Riches de photographies et de plans d’aménagement identifiant pièce par pièce l’usage auquel elles sont destinées, les pages consacrées à chaque maison comporte un court récit racontant la genèse de sa venue au monde, le tout enrichi de textes qui donnent la parole aux architectes, à leurs enfants ou à leurs clients, « pour raconter les maisons de l’intérieur ».
Une question d’atmosphère
À l’orée des année 1950, Tange Kenzo, célèbre entre autres pour avoir élaboré le Mémorial de la Paix, à Hiroshima, met en chantier la construction de ce qui sera sa seule réalisation résidentielle : une maison sur pilotis dans le quartier de Seijo, à Tokyo. Pour ce lieu qui accueillera sa famille, l’architecte des Jeux olympiques de Tokyo en 1964 et de l’exposition universelle d’Osaka en 1970 puise « dans un patrimoine traditionnel dont il modernise une bonne partie des codes ».
De cette maison qui n’existe plus – et qu’il ne désire pas voir renaître –, son fils Uchida Michiko dira : « Je pense que ma conception de la beauté et du confort trouve son origine dans cette magnifique maison […] D’aucuns disent qu’il faudrait reconstruire la maison, mais je suis d’avis que l’architecture faisait un tout avec l’atmosphère et le caractère du quartier tel qu’il était alors. »
Le temps d’une génération
Quantité de résidences individuelles d’après-guerre implantées en ville présentent la particularité de ne pas toucher aux bâtiments qui les entourent, une discontinuité « qui les rend éminemment remplaçables ». D’où une durée de vie moyenne de seulement vingt-six ans, tant ce qui compte ce n’est pas le bâti, mais la parcelle sur laquelle il repose et le besoin frénétique, pour certains, d’habiter à toutes les époques un lieu dont le style est impérativement en phase avec les canons d’une originalité domiciliaire sans cesse renouvelée.
Une empreinte limitée
Dans un pays où l’espace est contraint, construire en ville des résidences individuelles dont la superficie moyenne se limite souvent à 100 mètres carrés, met à l’épreuve toute l’ingéniosité d’architectes qui ne cesseront au fils des décennies de combiner « l’utilisation inventive des matériaux de structure et les conditions inhabituelles [du] site d’implantation », de manière à donner une forme tant esthétique que fonctionnelle aux demandes de ceux et celles auxquels ces demeures sont destinées.
Quelle que soit l’époque, les regroupements décennaux de La Maison japonaise depuis 1945 font surgir une « architecture unique, déroutante et inspirante ». Ce qui fait dire à l’architecte Terada Naoki, « quand on dessine une petite maison, il est bon d’avoir une idée forte ».
Tradition et modernisme
Les constructions que présente Naomi Pollock sont « parmi les plus insolites et les plus fascinantes au monde ». Sous le poids de contraintes de toutes sortes, les concepteurs n’ont eu d’autre choix que « d’expérimenter des solutions extrêmes ». Sans pour autant faire l’économie de quelques clins d’œil à la tradition d’un pays fortement marqué par une culture codée à un niveau quasi inimaginable pour les Occidentaux.
Le rappel de la tradition se traduira chez Tezuka Yui et Takaharu par l’intégration d’une petite porte aménagée dans le mur de base de la Maison meuble. Dans les villas de samouraï, cette porte appelée mogurido servait d’entrée pour les serviteurs. Dans celle des Tezuka, il est « amusant » de constater qu’elle « est juste à la taille du petit garçon de la maison ». Dans la Maison à Ajina, située à Hatsukaichi, une banlieue de Hiroshima, Murakami Toru a utilisé des matériaux contemporains pour la structure de l’édifice, évocatrice des habitations traditionnelles. Selon son concepteur, « ce n’est pas du wafu [le style japonais], mais on y retrouve l’esprit wafu ». Abe Hitoshi a pour sa part installé dans la Maison de Yomiuri des portes à double battant qui relient la salle à manger à la terrasse couverte, pure « réinterprétation de l’engawa traditionnel ».
Une géométrie inhabituelle
La maison HP (pour Hyperbolic Paraboloid), conçue pour un couple avec un enfant, est posée sur une minuscule parcelle située au centre de Tokyo. Sachant que le stationnement le long de la chaussée est interdit à Tokyo, l’architecte Yoneda Akira et l’ingénieur Ikeda Masahiro se devaient, en dehors des pièces de vie, « d’aménager une place de parking ».
Contraints par le droit à l’ensoleillement des maisons voisines, Yoneda et Ikeda ont cherché à tirer le maximum de la zone constructible de cette parcelle (voir la photo qui coiffe ce texte). Outre le rez-de-chaussée, la maison compte deux étages et une terrasse sur le toit, une rareté au centre-ville de Tokyo. Pour assurer une luminosité maximale, un immense puits de lumière éclaire tout l’intérieur. Le résultat, assez original, est un bel équilibre entre le regard esthétique de l’architecte et le savoir technique de l’ingénieur.
Un relief inspirant
Hors les centres-villes, là où l’espace n’est pas aussi restreint, les architectes opteront pour un horizontalité qui souvent épouse le relief environnant. Ainsi la Maison sur pente nord, de l’architecte Sambuichi Hiroshi, installée sur un site orienté au nord, aurait pu souffrir d’une disposition qui occasionne habituellement un déficit de lumière en hiver et un intérieur sombre et froid en tout temps.
Étonnamment lumineuse et aérienne grâce à ses grands murs de verre, cette maison, couchée à flanc de montagne, est équipée « de fenêtres battantes à ses deux extrémités, haute et basse, qui permettent de faire entrer l’air frais de la forêt par le bas et d’évacuer l’air chaud par le haut. […] Le toit incliné est aligné sur le point le plus bas du soleil, ce qui permet d’en arrêter la lumière en été tout en la laissant entrer en hiver. […] Réplique du terrain en pente, le toit flotte au-dessus de la maison comme un monolithe protecteur ».
Coupez !
Avant de clore ce texte qui ne peut guère se prolonger, car il n’y a pas qu’à Tokyo où l’espace amène son lot de contraintes, quelques mots pour dire que la Maison à Nipponbashi, nommée ainsi en référence à l’un des quartiers commerciaux d’Osaka, est un bâtiment étriqué de 2,7 mètres de façade sur 13,5 mètres de hauteur, dont l’ossature est une fine structure blanche en acier qui dessine « élégamment les contours des quatre étages ».
Que la Maison en carton, dont le seul et unique mur intérieur – en forme d’un S composé de 110 tubes en carton – est une résidence où « même les toilettes sont insérées dans un tube en carton », de plus grande dimension celui-là. Que celle ayant pour nom U Blanc, qui compte peu d’ouvertures sur l’extérieur, « tient autant du mémorial que de la maison familiale », ce qui procure à ceux qui y résident « un indispensable sentiment de protection ». Que toutes les autres seront à découvrir en parcourant avec la lenteur qui sied si bien aux contemplatifs le passionnant périple auquel convie La Maison japonaise depuis 1945.
[1] La Maison japonaise depuis 1945, Naomi Pollock, Parenthèses, Marseille, 2023, 398 pages. Sauf mention contraire, les citations de ce texte sont tirées de cet ouvrage.