À propos de l'auteur : Manon Cornellier

Catégories : Canada

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Manon Cornellier

Le recours à la Loi sur les mesures d’urgence par le gouvernement Trudeau était-il nécessaire pour mettre fin aux blocages de postes frontaliers stratégiques et à l’occupation du centre-ville d’Ottawa par camions et manifestants ? Si vous posez la question aux résidents de ce secteur, ils répondront sans hésiter par l’affirmative.

Ce sont eux après tout qui ont enduré du 28 janvier au 18 février les bruits incessants des klaxons, les émissions de gaz d’échappement, les rues bloquées, des perrons souillés par des excréments et l’intimidation en sortant de chez eux, surtout s’ils portaient un masque … Et que dire du véritable « cirque » à deux pas de chez eux, en face du Parlement, avec ses jeux gonflables, bains tourbillons, feux de camp entre les dizaines de poids lourds ? Il y avait aussi ces feux d’artifices sous les fenêtres de bureaux et de condos, ces manifestants assurant l’approvisionnement en essence sans se faire importuner par les policiers, ces commerces forcés de fermer, leurs employés en chômage.

Police dépassée

Pendant trois semaines, ces citoyens se sont sentis abandonnés. C’est finalement une jeune femme du quartier qui a pris l’initiative d’obtenir une injonction afin que le bruit cesse à certaines heures. Le conseil municipal était paralysé, la police, dépassée alors que le gouvernement ontarien de Doug Ford semblait indifférent. Il a fallu que le passage frontalier et économiquement stratégique de Windsor soit bloqué pour que Queen’s Park sorte de sa torpeur et invoque sa propre loi sur les mesures d’urgence.

Mais cela justifie-t-il pour autant le recours à la loi fédérale? Il revient à la Commission sur l’état d’urgence, créée en avril dernier et présidée par le juge Paul Rouleau, de déterminer si le gouvernement a respecté les balises inscrites dans la loi pour l’invoquer. La loi définit l’état d’urgence comme une « situation de crise causée par des menaces à la sécurité du Canada », telle que définie dans la Loi sur le Service canadien du renseignement de sécurité, « d’une gravité telle qu’elle constitue une situation de crise nationale » et exige le recours à des mesures extraordinaires.

Rapport en février

Les six semaines d’audiences publiques ont démarré le 13 octobre et se termineront le 25 novembre. Le rapport est attendu en février prochain. On comprend déjà qu’il ne sera pas simple de démêler l’écheveau, à faire la part des choses entre la véritable menace, le contexte politique et les circonstances sur le terrain.

Les premiers témoignages, par exemple, ont mis en relief une apparente incompétence du Service de police d’Ottawa (SPO), tiraillé par des tensions intestines et des problèmes de leadership, ce qui a retardé la coopération avec les autres corps policiers. Des pouvoirs supplémentaires qui auraient pu être demandés et obtenus de la province n’ont pas été officiellement sollicités. La coordination entre les différents niveaux de gouvernement faisait aussi défaut, celui de l’Ontario refusant de participer à au moins deux des réunions tripartites.

Malgré cela, les témoins d’au moins trois corps policiers ont affirmé que le recours à la loi fédérale n’était pas nécessaire pour mettre fin aux blocages frontaliers et à l’occupation du centre-ville d’Ottawa. Selon eux, les forces de l’ordre avaient, en vertu des lois existantes, tous les pouvoirs requis pour y mettre un terme. Pourquoi ne pas les avoir utilisés plus tôt au lieu de laisser les manifestants s’incruster, a aussitôt demandé l’avocat Paul Champ qui représente un groupe de citoyens lésés.

Pendant ces trois semaines de désordre, le gouvernement fédéral a été pris à partie, accusé sans cesse d’inaction par les conservateurs. En vérité, peu importe le gouvernement au pouvoir, il aurait été confronté aux mêmes limites que celui de Justin Trudeau.

Le premier ministre a écarté le recours aux forces armées. Et même s’il l’aurait voulu, il n’aurait pu, en vertu de la Loi sur la défense nationale, déployer l’armée en soutien aux autorités civiles sans l’accord du solliciteur général de la province. Quant à la Loi sur les mesures d’urgence, elle ne peut être invoquée dans une seule province sans le consentement de cette dernière. Si tout le pays est visé, Ottawa doit théoriquement consulter toutes les provinces, mais leur accord n’est pas nécessaire.

Protéger la frontière

Même si l’Ontario était d’accord, le gouvernement Trudeau a choisi la seconde avenue pour, entre autres, protéger la frontière. le décret a permis d’établir des zones sécurisées autour de certaines infrastructures, de permettre le gel et la saisie de comptes bancaires sans mandat, de réquisitionner des remorqueuses et de faciliter la coordination entre les corps policiers. Ces pouvoirs ont été utilisés à Ottawa. À Windsor, on a réouvert le pont Ambassador avant l’adoption des mesures d’urgence, mais selon les autorités locales, ces dernières ont fort probablement permis d’éviter une reprise du blocage.

La décision d’invoquer la loi restera toujours une décision politique, mais le seuil pour y avoir recours doit être élevé car il est question de pouvoirs d’exception. Or, la Loi sur les mesures d’urgence n’a jamais été utilisée depuis son adoption en 1988, ce qui veut dire que le seuil établi l’hiver dernier établira un précédent.

Était-il suffisamment élevé étant donné les circonstances? La réponse à cette question est cruciale car ce sont les profondes cicatrices de la Crise d’octobre 1970 et de l’utilisation de la Loi sur les mesures de guerre par le gouvernement de Pierre Elliott Trudeau qui ont entraîné le remplacement de cette loi par celle sur les mesures d’urgence sous le gouvernement de Brian Mulroney.

La loi de 1988 est fondamentalement différente. D’abord, elle est écrite de manière à éviter les abus de l’ancienne. Le gouvernement reste assujetti à la Charte canadienne des droits et libertés et « il ne saurait être porté atteinte [aux droits fondamentaux] même dans les situations de crise nationale », dit le préambule. Deuxièmement, elle ne permet pas au gouvernement fédéral d’agir unilatéralement. En plus de consulter les provinces, un suivi parlementaire est exigé.

Finalement, tout gouvernement qui invoque la loi est tenu de rendre des comptes. C’est parce que la loi l’exige qu’un comité parlementaire spécial et qu’une commission d’enquête examinent publiquement la décision du gouvernement Trudeau fils. Aucune commission d’enquête n’a jamais été mandatée pour examiner l’utilisation de la Loi sur les mesures de guerre en 1970.

Cette fois-ci, en revanche, on peut espérer des réponses. Arrivera-t-on toutefois à déterminer si on était face à une urgence politique, une menace bien réelle ou une situation qui s’est transformée en véritable atteinte à la sécurité à cause de l’incompétence de certaines forces de l’ordre à mettre un terme à la crise en temps opportun?

 

 

 

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