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Les multinationales du coton mènent le même combat partout sur la planète à coup d’OGM et de glyphosate. De l’Ouzbékistan jusqu’en Alabama et du Rajasthan jusqu’à la filière cotonnière africaine, les paysans du monde ont-ils une seule chance de s’en sortir? Un homme ose s’élever contre cette prise d’otage plus ou moins déguisée…
Michel Bélair
Le polar est un genre caméléon qui, en plus de se décliner la plupart du temps en noir, peut aussi prendre toutes les formes. Il y a des polars drôles et des polars tristes, des polars historiques, des polars psychanalytiques, des polars «sociaux», politiques ou même complotistes; il y a des polars à l’eau de rose aussi alors que d’autres sont résolument sanglants. Dans certains livres de Donna Leon ou de Vasquez Montalban, par exemple, on discute du sort du monde en cuisinant des petits plats fins et si on entend parfois quelques coups de feu, il n’y a jamais de sang ou de poursuite… alors que c’est tout le contraire quand on plonge dans James Elroy, Bret Easton Ellis ou Pierre Lemaître — lire sa série Verhoven vous laissera sans voix!
Bref, le polar n’a pas vraiment de limites connues et se tient mal, toujours, à l’intérieur d’une définition. D’où ce livre étonnant que l’on vous propose ce mois-ci… et qui, c’est selon, correspond ou non à l’idée que vous vous faites de ce qu’est ou n’est pas un polar.
Quelle prise d’otage ?
Précisons tout de suite qu’il y a plein de victimes dans ce Noces de cotond’Edem Awumey… mais pas vraiment de crime ou même d’enquête policière. On parle ici de paysans africains ruinés, des planteurs de coton ayant fait le mauvais choix des semences modifiées génétiquement.
Dans cette histoire comme dans tant d’autres, ces semences transgéniques ont systématiquement causé leur perte tout comme celle des éleveurs voisins dont le bétail s’est abreuvé à des cours d’eau pollués par le Roundup. On rencontrera d’ailleurs quelques-uns de ces malheureux au fil du livre, présentés par Toby, planteur ruiné lui aussi et… gardien de musée depuis peu. Bref, si le roman d’Awumey ne correspond pas à la définition du polar-type, sachez qu’il y est question d’une prise d’otage, une vraie, assortie d’une demande de rançon.
Tout cela se passe quelque part dans un musée d’une ville africaine située entre le Sahel et la côte atlantique. L’exposition à venir met en vedette une série de photos grand format commanditée par une multinationale du coton intitulée La danse des paysans… d’après le titre de la célèbre toile de Brueghel l’Ancien.
Quelques heures avant le vernissage, au moment où s’amorce le récit, le gardien du musée, Toby, vient de ligoter un journaliste attardé dans une salle et de barricader solidement toutes les portes du musée. Il demande des millions de francs CFA à verser dans un compte off-shore pour libérer son otage. Et il refuse de négocier quoi que ce soit avec qui que ce soit.
Entretemps, il brûle les photos de l’expo une à une en dénonçant ces images faussement mises en scène n’ayant rien à voir avec la presque frénésie emportant les personnages de Brueghel dans un tourbillon de vie. Et encore moins avec le désarroi des paysans locauxaffamés et accablés de dettes.
Tout cela en faisant la conversation avec son otage qu’il surnomme Robinson — et qui réplique en le traitant de Vendredi…Toby menace de faire brûler aussi le journaliste pour augmenter la pression sur la police et les dignitaires locaux qui s’assemblent sous les fenêtres du musée. Et calmement, presque religieusement, il installe sa propre expo constituée d’objets racontant le triste sort de ses amis ruinés dont la plupart, désespérés, ont choisi de s’enlever la vie. Ouffff.
Syndrome de Stockholm
Entre les deux hommes se créera bientôt une presque complicité: Toby est un homme cultivé et le journaliste tout autant. Hommes du pays tous deux, ils ont eu la rare chance d’étudier, de voyager et même de vivre à l’étranger: en échangeant, ils prendront vite conscience de ce qui les relie plutôt que de ce qui les oppose.
On découvre ainsi que «Robinson» est le petit fils d’un pasteur allemand débarqué il y a des lunes; l’exposition et la référence à Brueghel feront d’ailleurs remonter un touchant portrait de son grand-père devenu peintre à force de vouloir témoigner de la particularité de ce coin du monde.
D’ailleurs, ce n’est pas tout à fait par hasard que «Robinson» se trouve là au moment du vernissage puisque le journaliste-reporter traque lui aussi depuis des années le malheur des paysans du monde aux prises avec les multinationales du textile. Il a écrit sur le désespoir des cultivateurs de l’Ouzbékistan et du Rajasthan tout comme sur les filatures et les usines déshumanisantes du Bangladesh. Et l’on devine rapidement qu’il a saisi tout de suite la fausseté construite des images de l’exposition…
Toby est lui aussi un personnage complexe. On le devine peu enclin à la violence malgré son désespoir mis en lumière par le geste qu’il vient de poser. Le récit nous apprend qu’il aurait pu être beaucoup plus que le bibliothécaire qu’il a choisi d’être avant de reprendre la plantation léguée à son père par un colon auvergnat. Contrairement à ce que tout laisse penser, c’est un homme intègre qui croit à la continuité et à la solidarité même si la vie lui a appris que la justice immanente est un coquille parfois bien vide… Et bien sûr, vous l’aurez deviné, il ne tuera personne.
Deux hommes donc dans un huis clos déstabilisant porté par une écriture implacable mettent à nu des pans de vérité que trop de gens — et trop de gouvernements — se refusent à voir. Au-delà du drame et de la prise d’otage en cours, la conclusion de leur «enquête» parallèle s’étale de façon on ne peut plus limpide: le succès des multinationales de l’agro-alimentaire se construit trop souvent sur l’exploitation et la déshumanisation.
Surpris ?
Noces de coton
Edem Awumey
Boréal
Montréal 2022, 256 pages