Partagez cet article
Bloc de lave perché au beau milieu de l’Atlantique nord, l’Islande est un pays fascinant à plusieurs égards. Émaillant ce territoire d’une rudesse et d’une beauté à couper le souffle, c’est là qu’on trouve sur la planète le plus grand nombre d’écrivains par habitants tout comme le plus grand nombre de volcans actifs. Comme nous le racontent les romans d’Arnaldur Indridason depuis la fin du siècle dernier, l’Islande moderne est littéralement née avec la Seconde Guerre mondiale et ce simple constat en fait une sorte d’immense laboratoire social à ciel ouvert. La poupée, le plus récent « thriller » d’Yrsa Sigurdardottir en est une autre probante illustration.
Michel Bélair
On suivra ici la douloureuse histoire de Rosa, une jeune adolescente de 16 ans placée dans une série de foyers d’accueil de Reykjavik à la suite de la mort tragique de ses deux parents. Fugueuse invétérée, Rosa est un personnage aussi fort que lumineux malgré sa situation. Son père est décédé lors d’une partie de pêche alors qu’elle avait à peine 6 ans et sa mère cinq ans plus tard à la suite d’un bête accident domestique. Mais Rosa n’y croit pas: elle cherche depuis longtemps à persuader les policiers de creuser davantage et de faire la lumière sur la disparition de ses parents qu’elle dit avoir été assassinés. À cinq ans d’intervalle. À cause d’une poupée introuvable … que les lecteurs connaissent, eux, puisque le livre s’est amorcé avec sa découverte, en mer, dans un filet de pêche.
Évidemment la police et les services d’aide à la jeunesse ne voient là qu’un faux prétexte et n’accordent aucune crédibilité à ces « élucubrations ». La jeune fille est traumatisée, c’est fort compréhensible, et même si elle n’est accro à rien, elle « compense » en inventant des histoires pour repousser le moment où il faudra reconnaître la perte. La supposée poupée disparue n’en est qu’une autre preuve évidente.
C’est ce qui explique la présence de Freyja, une psychologue travaillant avec la police dans cette histoire: elle est surtout là parce que Rosa est un témoin-clé dans le cadre d’une enquête sur une agression sexuelle qui serait survenue dans une maison gérée par l’Agence gouvernementale de la protection de l’enfance où elle a passé quelques mois. Freyja est donc déléguée par les Services sociaux pour assister aux entrevues des ados susceptibles d’avoir « vu ou vécu des choses ». Mais il y a un hic, majeur. Rosa a disparu.
Sa disparition, même si la jeune fille a l’habitude de s’évaporer puis de réapparaître, est d’autant plus gênante que l’affaire d’agression sexuelle a fuité dans les journaux: on ne parle plus partout que du scandale en accusant l’agence gouvernementale d’aide à l’enfance de négligence. Air connu …
En coulisse …
Alors qu’on placarde des avis de recherche un peu partout à travers la capitale pour retrouver Rosa, un meurtre sordide survient dans une série de conteneurs aménagés pour les sans-abris toxicomanes. L’inspecteur Hudlar et Erla, son irascible patronne à la brigade criminelle, se voient forcés d’ajouter cette pénible affaire à celle qu’ils creusent déjà et qui repose sur les ossements de deux Anglais retrouvés en mer pas très loin de la côte … tout près de l’endroit où nous savons, nous lecteurs, que la poupée disparue a été repêchée.
Le mystère s’épaissit encore plus lorsque les policiers remontent la piste du sans abri — qui n’en a pas toujours été un — et trouvent enfin, en fouillant dans ses affaires, la fameuse poupée dont a toujours parlé Rosa. Oufff … Mais tout est loin d’être réglé pour autant; il faudra d’autres cadavres et de bien tristes évènements pour que l’on comprenne comment toutes ces histoires sont reliées et que l’on sache enfin ce qui s’est vraiment passé. Ce que vous n’apprendrez évidemment pas ici, vous l’avez déjà deviné.
On vous rassure tout de suite : cette troisième enquête mettant en vedette Huldar et Freyja se lit sans que l’on ait à connaître les deux précédentes (ADN et Succion chez le même éditeur). Ce nouveau volet permet plutôt de mieux saisir les rouages complexes de l’écriture de Sigurdardottir à travers les principaux personnages de la série y compris les officiers qui gravitent autour du commissariat, et surtout l’indomptable Erla dont on découvrira le secret. Ici au bout du compte, Freyja jouera le rôle d’un révélateur photographique tout au long de l’enquête puisqu’elle aidera Hudlar à saisir, malheureusement un peu tard, le comportement de Rosa et de son ami Tristan, la victime des agressions sexuelles présumées. La psychologue tout comme les deux ados semblent d’ailleurs collectionner allègrement les faux prétextes pour mettre en lumière certaines tensions sociales désespérantes que l’on découvrira à la lecture.
La présence de Freyja permet d’abord et surtout à Yrsa Sigurdardottir de nous faire connaître « l’ampleur » toute théorique du filet tissé par les Islandais autour de la protection de la jeunesse tout comme des sans-abris et des toxicomanes en tous genres. Là comme ici semble-t-il, malgré les efforts d’une bureaucratie où le manque de budget et de personnel est flagrant, les solutions existent… mais pas vraiment les moyens pour les appliquer. Quelle surprise!
Tout cela nous est raconté d’une façon indiscutablement unique: l’écriture de Sigurdardottir, fort bien rendue par une traduction qui en respecte le rythme, est une sorte de long discours tranquille, certains pourraient même dire, fade. Comme si on regardait avec elle, froidement, l’histoire se déplier sous nos yeux pendant qu’il neige dehors.
C’est qu’elle adopte le rythme insulaire de la lenteur qui se caractérise d’abord par la mise en perspective permanente : on discute beaucoup ici. De la vie. Des défis qu’elle pose. Des responsabilités qu’on assume ou pas. Des lâchetés les plus quotidiennes aussi et de la difficulté générale de l’ensemble de l’œuvre que constitue le simple fait de vivre aujourd’hui, n’importe où sur la planète. Comme si le fait d’écrire un roman, même un polar compliqué dont on ne saisira l’ensemble des données qu’à la toute fin, en coulisse presque, n’était au fond qu’un autre faux prétexte pour mettre le doigt sur ce qui est en train de déchirer le monde. Inexorablement.
La poupée
Yrsa Sigurdardottir
Traduit de l’islandais par Catherine et Véronique Mercy, Arles 2023, Actes Sud-actes noirs, 395 pages.