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Christian Tiffet
Daniel Raunet
La Cour d’appel du Québec doit se prononcer sous peu sur la légalité de la Loi 21 sur la laïcité de l’État. Dans l’état actuel des choses, le jugement de la Cour supérieure d’avril 2021, le Québec nage en plein paradoxe. Les femmes musulmanes voilées (car c’est bien d’elles qu’il s’agit essentiellement) n’ont pas le droit d’exercer dans certaines professions, au premier chef dans le réseau d’enseignement francophone, la clause dérogatoire permettant au gouvernement québécois de mettre de côté les Chartes. Par contre, elles peuvent le faire dans les commissions scolaires anglophones, et ce … au nom des droits linguistiques de la minorité anglophone !
Donc, en attendant le prochain pavé dans la mare, nous vous proposons quelques réflexions historico-sociologiques sur la question du voile féminin.
Les débuts du patriarcat
Dans cette histoire de voile, nous sommes les héritiers des premières sociétés patriarcales. Chez les Sumériens du troisième millénaire av. J.-C., les femmes des villes de Mésopotamie étaient présentes à tous les niveaux, souveraines, marchandes, scribes, docteures … Mais au deuxième millénaire av. J.-C., avec la fin de l’âge du bronze, de la Chine à l’Euphrate en passant par l’Inde, cette liberté a disparu. Avec le développement de l’économie marchande, les femmes sont devenues des biens comme les terres et le bétail. L’idéal social des hommes libres est alors la protection de leurs propres femmes qui, elles, ne sont pas à vendre. La généralisation de la dot, les codes de contrôle de la sexualité féminine comme le purdah indien, l’apparition des harems datent de cette époque [1]. Également, sur le plan religieux, les déesses mères sont détrônées au profit de nouveaux dieux créateurs masculins [2].
Le voile en Mésopotamie
Dans les cités-États de la Mésopotamie antique, le port du voile en public était ce qui permettait de distinguer les « honnêtes femmes » des autres, c’est-à-dire les esclaves et les prostituées. Le code du premier empire militaire de la région, celui des Assyriens, 1400 à 1100 av. J.-C., est le premier à le réglementer.
Les Assyriens distinguent plusieurs catégories de femmes qui doivent rester voilées dans l’espace public, les femmes mariées, les concubines, les veuves et les filles d’hommes libres. Par contre, les filles de joie, les femmes esclaves et les servantes des dieux qui se prostituent dans les temples ne sont pas voilées.
L’anthropologue David Graeber souligne : « Cette législation a une caractéristique remarquable : les sanctions prévues dans le code ne visent pas les femmes respectables qui ne porteraient pas le voile, mais les prostituées et les esclaves qui le porteraient .» [3] Une prostituée qui avait osé se voiler recevait cinquante coups de canne et se voyait verser de la poix sur la tête. L’esclave, elle, avait les oreilles coupées !
Le voile, symbole d’émancipation dans les déserts d’Arabie
La vie des paysans mésopotamiens était dure, à la merci des intempéries et des famines. Ils s’endettaient fréquemment et, quand ils ne pouvaient plus payer, ils étaient réduits en esclavage. Pour échapper à la déchéance sociale, certains d’entre eux s’enfuyaient avec leurs familles dans les déserts d’Arabie et adoptaient le mode de vie des nomades. Une fois dans le désert, les fugitives se voilaient, le voile étant alors le symbole de la liberté retrouvée, de l’honneur et de la respectabilité.
Le voile et le christianisme
Le voile n’était pas généralisé dans l’ensemble du monde antique. En Grèce, son port était la prérogative des femmes mariées, si l’on en juge par les statues non voilées de déesses célibataires comme Aphrodite ou Artémis. À Rome, le voile est le symbole du mariage. Le verbe « nubere » veut dire aussi bien se marier que se voiler. En se développant, le christianisme ne change rien à ces usages patriarcaux.
L’apôtre Saint Paul n’aimait pas les femmes non voilées. « L’homme ne doit pas se couvrir la tête, puisqu’il est l’image et la gloire de Dieu, tandis que la femme est la gloire de l’homme. En effet, l’homme n’a pas été tiré de la femme, mais la femme a été tirée de l’homme ; et l’homme n’a pas été créé à cause de la femme, mais la femme a été créée à cause de l’homme. C’est pourquoi la femme, à cause des anges, doit avoir sur la tête une marque de l’autorité dont elle dépend. » (1 Corinthiens 11 3:10)
Le chapeau de la députée Claire Kirkland-Casgrain
En 1961, quand la première élue de l’histoire se présente à l’Assemblée législative du Québec, l’absurdité de l’héritage de Saint-Paul éclate au grand jour. Un règlement de ce qui était alors la Chambre basse interdit aux députés de porter un chapeau lors des débats, mais un autre oblige les dames qui assistent aux séances dans les galeries à porter un couvre-chef. Claire Kirkland-Casgrain va-t-elle mettre un chapeau dans les couloirs et l’enlever en Chambre, puis le remettre et l’enlever plusieurs fois par jour ?[4] La gent masculine avait perdu la guerre, Madame siégerait tête nue.
L’islam
Pour les musulmanes, le port du voile résulte de deux passages du Coran qui, selon certains, signifient que le port du hijab, le foulard islamique, est requis, ce que contestent d’autres branches de l’islam. « Dis aux croyantes […] de rabattre leurs voiles sur leurs poitrines » (sourate 24, verset 31). « Dis […] aux femmes des croyants de ramener sur elles leurs voiles » (sourate 33, verset 59). Parmi les sceptiques, le théologien égyptien Gamal-al-Banna estime que « le Coran ne dit pas que la femme doit porter le voile, seulement qu’elle doit cacher sa poitrine » . [5]
Le mythe de la pression des mâles sur les Québécoises voilées
Le sociologue Bertrand Lavoie, professeur de droit à l’Université de Sherbrooke, a étudié les motivations de Québécoises qui se voilent. Dans son échantillon de trente fonctionnaires musulmanes de 19 à 32 ans de la région de Montréal, il a découvert que la plupart de ces jeunes femmes s’étaient voilées … contre l’avis de leurs pères. « Pour la majorité des participantes, l’environnement familial a plutôt été réfractaire à ce qu’elles portent le hijab, évoquant souvent des raisons d’intégration et de réussite professionnelle. » [6]
Loin d’être des femmes soumises à la volonté masculine, plusieurs musulmanes portent également le voile par rejet de l’image de la femme-objet véhiculée dans notre société. « Plusieurs ont tenu à exprimer leur désaccord concernant l’association qui peut être faite entre l’inégalité entre l’homme et la femme et le fait de porter le hijab (…) D’ailleurs, certaines ont également souligné que le fait de porter le hijab était une forme de réponse à l’hypersexualisation des femmes, visant, notamment, à se réapproprier son corps. » [7] On peut donc être musulmane, voilée et féministe.
Cachez ce voile que je ne saurais voir
Certains nationalistes ethniques comme Denise Bombardier voient dans l’islam un nouveau danger pour la survie de la nation. « Le Québec laïque doit comprendre que des groupes religieux fondamentalistes lui ont déclaré la guerre. (…) D’ailleurs, croit-on une seconde que les intégristes musulmans du Québec, appuyés par des groupes islamistes, ennemis sans complexe de l’Occident judéo-chrétien, ne sauront utiliser la charte canadienne des droits en leur faveur ? » [8]
Pourtant la société québécoise, comme bien des nations contemporaines, est une société métisse. Certes, les immigrants doivent s’intégrer, mais à chaque vague d’immigration, les Irlandais, les Italiens, les Juifs ashkénazes, le Québec a lui aussi changé. Les Maghrébins constituent le contingent le plus important d’immigrants francophones des dernières années. Pourquoi traiter leur culture en ennemie ?
Les nationalistes québécois pourraient méditer l’exemple des indépendantistes écossais qui viennent de se choisir pour nouveau chef de leur parti, le SNP,… un ancien président de la Scottish Muslim Foundation, un certain Humza Yusaf.
[1] David Graeber, Dette : 5000 ans d’histoire, traduit de l’anglais par Françoise et Paul Chemla, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2013, p 218.
[2] Gerda Lerner, The Creation of Patriarchy, Oxford University Press, New York et Oxford, 1986, p 145
[3] David Graeber, ibid., p 226.
[4] « Le port du chapeau pose un problème à la Chambre basse », Le Soleil, 6 janvier 1962, p. 3
[5] Le Temps, « Gamal Al-Banna un libre penseur dans la confrérie », Genève, 29 janvier 2015 https://www.letemps.ch/opinions/gamal-albanna-un-libre-penseur-confrerie
[6] Bertrand Lavoie, « La fonctionnaire et le hijab. Liberté de religion et laïcité dans les institutions publiques québécoises ». Presses de l’Université de Montréal, Québec, 2018, chap. 3
[7] Lavoie, ibid.
[8] Denise Bombardier, « Prochaine cible des extrémistes : le drapeau du Québec », Journal de Montréal, 14 avril 2023. https://www.journaldemontreal.com/2023/04/14/prochaine-cible-des-extremistes-le-drapeau-du-quebec