Partagez cet article
Christian Tiffet
Du jamais vu, selon un sondage Léger du début mars, 30 % des Canadiens considèrent que les USA sont un pays ennemi, 32 % au Québec. 82 % d’entre eux ne souhaitent pas devenir citoyens américains et les deux tiers ont diminué leurs achats de produits américains.[1]
Daniel Raunet
Les foules huent l’hymne américain lors de joutes de hockey à Montréal, Ottawa et Vancouver, de basket-ball à Toronto. En Ontario, un fromager canadien, Black Diamond, déploie des affiches arborant le slogan « Fait avec 0 % de fromage américain ». Tandis qu’au Québec, la bière Boréal défie les USA avec le slogan « Je bois local mon Donald ». Entretemps, le géant américain de l’alimentation Heinz fait passer de la publicité à la télé informant le public anglophone que les tomates de son ketchup sont à 100 % canadiennes.
A mari usque ad mare
(d’un océan à l’autre, devise officielle du Canada)
De l’Atlantique au Pacifique, une vague d’antiaméricanisme frappe le Canada. En Nouvelle-Écosse, le journaliste John Demont écrit que, plutôt que devenir américain « je préférerais rester assis menotté pour l’éternité avec mes yeux avec les paupières collées ouvertes comme Alex dans Orange mécanique en train de regarder perpétuellement des reprises de Jerry Springer »[2].
À l’autre bout du Canada, une des gloires journalistiques de la Colombie-Britannique, le chroniqueur à la retraite Pete McMartin, s’exclame dans le Vancouver Sun « Goodbye l’Amérique, ravi de vous avoir rencontrée, mais je ne vous connais plus. J’ai atteint un tel point dans notre relation où toute admiration que j’ai pu avoir pour vous a été remplacée par une nouvelle résolution implacable : je n’aurai aucune fréquentation avec l’ennemi. »[3]. McMartin poursuit : « Laissons savoir aux Américains à quel point ils sont mal vus dans le monde, qu’au lieu de la lumineuse cité sur la colline, ils sont devenus un vulgaire empire avec les mêmes ambitions territoriales éculées que la Russie ou la Chine. Faisons-leur comprendre que leur gouvernement n’a aucun véritable ami ou allié et qu’ils sont fondamentalement tout seuls. »
Et au cœur du Canada anglais, le chroniqueur Edward Keenan du Toronto Star exhorte ses concitoyens à « acheter Canadien, penser Canadien, être Canadiens. Trump nous a unifiés. » Il voit même avec intérêt la demande du Congrès du travail du Canada de couper les livraisons de pétrole et d’électricité aux États-Unis. « Laissez ces bâtards du Sud geler dans le noir. Je crois que beaucoup de Canadiens seraient d’accord avec ça. »[4] Le chroniqueur Andrew Coyne du Globe and Mail lui fait écho et annonce que l’OTAN est morte : « Le monde des démocraties doit donc regarder et traiter les États-Unis comme elles le font avec les autres non-démocraties : pas comme un allié qui doit être consulté, mais comme un adversaire qui doit être endigué. » [5]
La revanche posthume de John Turner
« Si John Turner (1929-2020) était encore vivant, ce serait un des moments “je vous l’avais bien dit” les plus emblématiques de l’histoire du Canada. » [6] (Riley Donovan, éditeur du site nationaliste canadien Dominion Review). Après avoir lourdement perdu les élections fédérales de 1984 face à Brian Mulroney, le libéral John Turner, avait fait campagne en 1988 contre l’Accord de libre-échange entre le Canada et les États-Unis d’Amérique. Turner avait alors accusé Mulroney de vouloir transformer le Canada en un 51e État américain, mais il avait à nouveau perdu les élections.
Pourtant, le vote cumulé des deux partis opposés au libre-échange, le NPD et le PLC, avait atteint 52 % des suffrages, ce qui montre bien que l’attrait d’une alliance économique avec les USA était loin d’être unanime. Aujourd’hui que Donald Trump déchire méthodiquement l’Accord Canada–États-Unis–Mexique et traite le Canada en vulgaire vassal, John Turner doit se retourner dans sa tombe, lui qui avait déclaré que « la capacité de notre pays à faire face à l’influence des États-Unis, à demeurer une nation indépendante, sera perdue à tout jamais »[7].
Bouleversements dans l’opinion publique
Dans un sondage du 5 février, la firme Angus Reid a enregistré un bond impressionnant du patriotisme. En l’espace de deux mois, la « très grande fierté dans le Canada » est passée de 34 à 44 % des répondants et « l’attachement émotionnel profond au Canada » de 49 à 59 %. C’est au Québec qu’on enregistre la plus forte hausse de ce sentiment, 15 points de plus depuis décembre, même si les Québécois restent les moins patriotiques des Canadiens, la seule province au-dessous de la barre des 50 % (45 %).[8]
Sur le plan électoral, on assiste à un bouleversement des plaques tectoniques. Au Québec, on note une remontée spectaculaire des libéraux fédéraux au point de les faire passer en tête, le Bloc québécois se retrouvant en deuxième position, au coude-à-coude avec les Conservateurs (sondage Léger, début mars[9]). Au niveau canadien, les conservateurs ont perdu l’essentiel de leur avantage de l’an dernier. Le 9 mars, l’agrégateur QC129, qui compile toutes les données des différents sondeurs chaque dimanche, accordait 39 % des intentions de vote au parti de Pierre Poilievre et 34 % à celui de Mark Carney, mais avec une marge d’erreur de quatre points chacun.[10] Pour le successeur de Justin Trudeau, le vent de nationalisme antiaméricain rend possible la perspective d’un maintien des libéraux au pouvoir. Selon un sondage Angus Reid du 5 mars, 43 % des Canadiens estimeraient que Carney est le meilleur leader pour résister à Donald Trump, contre 34 % dans le cas de Poilievre. [11]
Le regain de patriotisme des Canadiens anglais
« Enfants d’une même mère », proclame l’Arche de la Paix érigée à la frontière canado-américaine au sud de Vancouver. Oui, mais … ironise le politologue vancouvérois Philip Resnick, cela n’implique pas l’amour fraternel, comme le prouvent les exemples de Caïn et Abel ou de Romulus et Rémus. Ce retraité de l’Université de la Colombie-Britannique estime qu’il n’a jamais vu de regain de patriotisme aussi important qu’en ce moment. Resnick se remémore la montée historique du nationalisme canadien des années 1960-1970, alimentée par l’opposition à la guerre du Vietnam et le rejet de la domination économique américaine. « La poussée venait surtout de la gauche et d’un certain centre gauche. Cette fois-ci, c’est une vague qui touche tout le monde, même les conservateurs, à quelques exceptions près. (…) Les gens se sentent vraiment agressés. »[12]
Les exceptions, Philip Resnick les voit surtout dans les provinces des Prairies ainsi que dans l’intérieur de la Colombie-Britannique qui, selon lui, ont de fortes chances de rester des bastions conservateurs lors des prochaines élections. Il croit toutefois que le sentiment anti-Trump pourrait sauver les Libéraux fédéraux qui remontent dans les sondages partout ailleurs avec la perspective d’un Mark Carney à la barre. Il ne pense pas qu’en cas de victoire électorale du PLC, les réticences de provinces comme l’Alberta, la Saskatchewan et aussi le Québec pourront résister à la volonté centralisatrice d’Ottawa. « Il y a vraiment deux types de constitutions canadiennes, une en temps de guerre et une en temps de paix. En temps de guerre, le fédéral peut tout prendre entre ses mains. » Y compris, éventuellement, construire un gazoduc ou un oléoduc à travers les territoires du Québec et des Premières Nations pour désenclaver les hydrocarbures de l’Ouest.
Le Québec et le patriotisme canadien
« Il y a un an, on n’aurait jamais pu prévoir un scénario pareil », constate le politologue David Sanschagrin, de la Chaire de recherche du Canada en études québécoises et canadiennes de l’UQAM. [13] Une montée imprévue du patriotisme canadien chez les Québécois qui lui fait dire que « ça se pourrait qu’il y ait une plus grande majorité de Canadiens et de Québécois qui acceptent une plus grande centralisation pour défendre la souveraineté et l’économie canadiennes. » Selon lui, une telle centralisation est permise par la jurisprudence. Lors du Renvoi sur la loi anti-inflation de 1976 la Cour suprême du Canada avait statué qu’une menace économique pouvait justifier l’invocation par Ottawa des pouvoirs exceptionnels prévus pour les situations d’urgence nationale dans l’Acte de l’Amérique du Nord britannique.
Le politologue voit deux domaines principaux où il risque d’y avoir un recul des prérogatives provinciales traditionnelles. D’abord l’imposition par Ottawa d’une disparition des barrières commerciales au sein du Canada, mais aussi, dans l’hypothèse d’un gouvernement canadien dirigé par Mark Carney, une politique pétrolière de diversification des marchés. « Admettons que le Québec refuse la construction d’oléoducs, de pipelines, et que Mark Carney juge que c’est essentiel pour le Canada, notamment pour diversifier les exportations vers l’Europe, est-ce que le Canada va faire fi de la volonté du Québec ou des Premières Nations ? Ça se peut que la réponse soit oui. »
Le référendum péquiste repoussé aux calendes grecques
Paul St-Pierre Plamondon, souligne David Sanschagrin, doit son succès à la clarté de sa promesse : s’il devient premier ministre du Québec, il fera un référendum sur la souveraineté. L’irruption du facteur Trump dans la politique canadienne vient de faire voler en éclat le calendrier souverainiste. Aux Communes, le chef du Bloc québécois s’est rallié rapidement à l’Union sacrée contre Donald Trump. « On n’a pas le choix ! Ce n’est pas ma préférence, mais on est pris pour négocier à l’intérieur d’une unité canadienne. Que ça nous plaise ou pas, on est à l’intérieur d’une zone d’incertitude, on doit la traverser » a déclaré Yves-François Blanchet au Devoir, en ajoutant que le nouveau référendum sur la souveraineté du Québec promis par le Parti québécois devra attendre la fin de la guerre commerciale avec les États-Unis.[14]
David Sanschagrin voit une certaine ironie dans la situation dans laquelle se retrouve le chef péquiste. « Par la force des choses, Paul St-Pierre Plamondon revient à une position traditionnelle des chefs du Parti québécois, donc un chef qui garde une grande marge de manœuvre pour le moment du référendum et un chef du PQ qui comme Bernard Landry et Lucien Bouchard va attendre les conditions gagnantes. Et c’est clair qu’avec le président Trump, on n’a pas les conditions gagnantes. »
Élections fédérales cette année, élections québécoises l’an prochain, le politologue prévoit des bouleversements spectaculaires. « Je pense que le Canada et le Québec en 2026 vont être très différents de ce qu’on voit présentement. Et dans ce type de contexte incertain avec une menace existentielle comme ça, les partis de pouvoir vont être avantagés, les tiers partis vont être désavantagés. » Bonne nouvelle pour les fédéralistes : « Les gens vont vouloir être rassurés qu’on leur dise qu’il n’y aura pas d’autre bouleversement. La souveraineté reste un bouleversement. On peut être pour ou contre, mais c’est un bouleversement majeur. En rajoutant l’inquiétude de la souveraineté avec l’inquiétude de l’agent du chaos qu’est le président américain Donald Trump, je pense qu’on risque de voir le soutien à la souveraineté diminuer encore davantage. »
Sommes-nous désormais seuls au monde ?
François Legault, Jean Charest, Doug Ford, Jean Chrétien … nombre d’hommes politiques d’hier et d’aujourd’hui nous préviennent que les choses ne seront jamais plus les mêmes entre le Canada et les États-Unis. Mais quelles leçons tirons-nous du réalignement géostratégique en cours ? En Europe, les attaques économiques de Donald Trump et son rapprochement avec Vladimir Poutine amènent ces pays à revoir leur alliance militaire et à ne plus considérer Washington comme un allié. Sur notre continent, le nationalisme retrouvé des Canadiens ne va pas aussi loin. Publiquement, nos politiciens réclament un retour à la situation d’il y a deux mois, l’abandon des tarifs douaniers, mais nous espérons retrouver un jour des voisins amicaux et le confort de notre alliance historique. Est-ce encore vraiment possible ?
[1] Leger, Canadian Press, “Rapport – Tracking – Tarifs de Trump”, Léger, Montréal, 3 mars 2025. https://leger360.com/wp-content/uploads/2025/03/Tracking_Tarifs_Trump_3_Mars-2025_CAN-US-FR-1.pdf
[2] John Demont, « I will only ever be Canadian; World is in our corner, too, against U.S. bully”, The Chronical Herald, Halifax, 12 février 2025.
[3] Pete McMartin, « Opinion: Farewell to my American friends. It’s over. », Vancouver Sun, Vancouver, 3 février 2025. https://vancouversun.com/news/opinion-farewell-america-pete-mcmartin
[4] Edward Keenan, “Wounds from this fight won’t be easily soothed”, Toronto Star, Toronto, 4 février 2025.
[5] Andrew Coyne, « The democratic world will have to get along without America. It may even have to defend itself from it », The Globe and Mail, Toronto, 14 février 2025.
[6] Riley Donovan, « John Turner Has Been Utterly Vindicated On Free Trade With The U.S.”, Dominion Review, Saltspring Island, Colombie-Britannique,7 février 2025. https://dominionreview.ca/john-turner-has-been-utterly-vindicated-on-free-trade-with-the-u-s/
[7] Débat télévisé Turner-Mulroney, 25 octobre 1988.
[8] Angus Reid Institute, “Pride in Canada rebounds in face of Trump threat; working to reduce interprovincial trade barriers seen as key to response”, Vancouver, 5 février 2025. https://angusreid.org/pride-in-canada-tariff-trump/
[9] Loïc Tassé, « L’étrange obstination du Bloc québécois », Journal de Montréal, Montréal, 6 mars 2025. https://www.journaldemontreal.com/2025/03/06/letrange-obstination-du-bloc-quebecois
[10]Philippe J. Fournier, « Projections QC125 – Canada », Montréal, 9 mars 2025. https://qc125.com/canada/
[11]Chloé Bourquin, « Élections fédérales, un écart qui se creuse de nouveau ? », La Presse, Montréal 5 mars 2025. https://www.lapresse.ca/actualites/politique/2025-03-05/elections-federales/un-ecart-qui-se-creuse-de-nouveau.php
[12] Entrevue, 19 février 2025.
[13] Entrevue, 20 février 2025.
[14] Boris Proulx, « Souverainiste, mais allié du Canada face à Donald Trump », Le Devoir, Montréal, 22 janvier 2025.
