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Pierre Deschamps
Enfant je jouais dans des maisons abandonnées ou en construction. Certaines à jamais inscrites dans le périmètre de mes souvenirs par des odeurs de plâtre frais ou d’humidité qui adhèrent depuis lors aux parois de mon cerveau olfactif. Aujourd’hui encore je me promène dans de telles maisons, mais ce sont des imprimés qui m’y font entrer.
La maison du souvenir
Ainsi en est-il de la maison « visiblement à l’abandon derrière une grille ornée de glycines » dont Stefan Hertmans nous fait découvrir l’intérieur « où résonnent les échos de l’Histoire » [1]. Dans cette maison a vécu un nazillon flamand qui « porte des lunettes avec un verre dépoli devant son œil gauche », une anecdote récurrente assimilable à une tare qui installe très tôt cet homme hors de la normalité.
« Une ascension » dépeint la lente descente aux enfers de Willem Verhulst, un individu qui réunit sous une seule identité tous les attributs d’un médiocre, d’un affabulateur pour qui le mensonge comme la vérité ne sont que des figures de style qui émaillent indistinctement le discours qu’il tient à son épouse, à ses enfants, à ses juges.
Au cœur de celong roman-enquête, une maison du vieux Gand où domine la personnalité de Mientje, une « mère fantastique », dira sa fille Letta. Cette maison humide où « flotte une odeur de puisard […] une odeur aigre d’eau saumâtre » fera dire au notaire qui accompagne le narrateur dans sa visite des lieux – en vue d’un achat – que « les gens qui vivaient ici rêvaient d’une vie meilleure ».
Dans ce récit qui oscille constamment entre des faits d’Histoire et la fictionnalisation de ces mêmes faits, la maison en question est une sorte de nébuleuse trouble où Willem revient constamment, même si une décision de justice d’après-guerre le lui interdit. Comme si une fois en cette maison, qui l’a accueilli au cours de ses années de bravade nazie, surgissait constamment ce qu’il n’aurait jamais réussi à effacer. Cette sorte de lieu que le philosophe Gaston Bachelard désignait comme des maisons du souvenir qui sont « en nous impérissables ».
La mémoire des lieux
Nathalie Heinich, qui n’aime pas « jeter le passé aux oubliettes », glisse à l’oreille de ses lecteurs que les maisons où nous avons vécu « continuent à nous habiter, même lorsque nous avons cessé, nous, de les habiter ».
Ces demeures que cette sociologue a fréquentées – et perdues pour n’en pas avoir été propriétaire – sont « celles sans lesquelles [elle ne serait] pas la personne et l’auteur [qu’elle est] ». Au fond, « autant nous avons de maisons dans nos vies, autant ou presque autant en portons-nous le deuil, au plus intime de nous-même ». Ce sont pour ainsi dire « des souvenirs sensoriels et émotionnels, mais aussi des formes qui ont contribué à dessiner nos vies ».
Dix de perdues …
Le ressouvenir d’une dizaine d’entre elles dans « Maisons perdues » [2] conduit d’ailleurs Nathalie Heinich à un triste constat : « Dans aucune de mes maisons perdues je n’ai pu faire ce qu’on associe toujours avec l’idée d’une maison : s’y entourer d’amis – puisque aucune de ces maisons ne fut mienne . »
À tout cela fait écho le sentiment trouble d’un abandon. Si tant est qu’il peut nous être difficile de trancher : est-ce le temps qui nous fait quitter des lieux ou est-ce nous qui quittons des espaces où il n’est plus temps de vivre ?
… une de retrouvée
Dans « La Maison qui soigne » [3] – qui est le récit de cette maison baptisée La Retrouvée dont elle est devenue propriétaire –, Nathalie Heinich s’interroge : « Est-ce la dernière de mes maisons perdues » ? Signifiant par-là que celle-là pourrait un jour rejoindre à son tour les autres maisons où elle a habité, qui toutes n’ont été « que des lieux de passage ». Associant cette incessante mobilité à une sorte d’atavisme qu’elle explique ainsi : « Après tout, chez les Juifs, on investit peu dans l’immobilier : il faut pouvoir s’en aller, très vite, à tout moment. Aux maisons, on préfère les bijoux ».
Les lieux multiples
Et puis il y a ces maisons qu’on appelle « immeubles », des lieux pleins d’histoires et de tragédies multiples. Tel celui du 209, rue Saint-Maur, Paris Xe, [4]où ont vécu des générations d’enfants, d’artisans et d’ouvriers. « Tout ce petit monde, naturellement locataire [vivant] dans une seule pièce. Plus rarement deux »et dont la disparition temporaire ou définitive – le départ vers l’Est, disait-on à l’époque de la rafle du Vel D’Hiv, – s’inscrit ici aussi dans l’Histoire.
Une fois franchie le seuil de l’endroit, Ruth Zylberman va plonger au cœur du Yiddishland parisien d’avant-guerre. Là logeaient les Baum, Blumenthal, Goura, Hassman, Szpajzer. Mais aussi l’ouvrier boulanger Pierre Menacé et la concierge madame Massacré.
Investir cet immeuble qui n’a de remarquable que le destin de ceux qui y ont vécu vaudra à Ruth Zylberman d’entrevoir un univers hors du commun : « J’avais la sensation d’avoir, en la poussant de toutes mes forces, entrouvert la porte bleue du temps et que par ce léger entrebâillement se faufilaient des fantômes bien vivants ».
Lieu de vie, lieu d’emprunt
Parfois, la destinée de certains lieux de vie bifurque, pris d’assaut par des inconnus qui en occupent l’intérieur et s’accaparent l’identité même de la parentèle qui en avait fait sa maison familiale. Ainsi en est-il de celle d’une famille originaire de l’Ardèche en France qui, au lieu d’échoir à la mort de son dernier occupant à une quelconque nièce, se retrouva entre les mains d’un paysan dont cette dernière ignorait jusqu’alors qu’il était le conjoint de l’oncle en question.
Dès son installation, cet héritier surgi de nulle part s’emparera de l’intimité d’individus liés par le sang et le nom au précédent occupant. Exhibant des photos sous les yeux d’une étrangère venue frappée à sa porte, l’occupant du lieu lui montrera celles de « son » arrière-arrière-grand-mère et de « sa » cousine – la dépossédée in extremis du bien familial. Allant jusqu’à proclamer, en présentant un dernier cliché, que voici un « petit cousin [que] je ne […] vois jamais […] mais il est dans le cinéma ». Ce qui fait dire au scénariste des Tavernier, Clément, Autant-Lara, Verneuil, Delannoy – le bien nommé Jean Aurenche – que cet homme « s’était approprié [aussi ma] famille ». [5]
Les lieux d’encre
Entrer dans de telles maisons nous enferme à coup sûr dans des mondes dont on ne sort jamais tout à fait. Ainsi cette « Maison japonaise et la neige » [6], au sortir de laquelle je me suis constitué prisonnier de toutes les « Façons d’habiter au Japon » [7], torturé par l’idée qu’elles demeurent à jamais hors de ma portée. Même les glissements du temps n’y peuvent rien : comme tout lecteur, je n’habite qu’en moi !
[1] Une ascension, Stefan Hertmans, Gallimard, Paris, 475 pages.
[2] Maisons perdues, Nathalie Heinich, Thierry Marchaisse, Vincennes, 125 pages.
[3] La Maison qui soigne, Nathalie Heinich, Thierry Marchaisse, Vincennes, 117 pages.
[4] 209 rue Saint-Maur, Paris Xe : autobiographie d’un immeuble, Ruth Zylberman, Seuil, Paris, 448 pages.
[5] La suite à l’écran. Entretiens avec Anne et Alain Riou, Jean Aurenche, Actes Sud, Arles, 273 pages.
[6] La Maison japonaise et la neige, Jacques Pezeu-massabuau, Bulletin de la maison franco-japonaise, T. VIII, No1, Tokyo, 232 pages.
[7] Façons d’habiter au Japon, Phillipe Bonnin et Jacques Pezeu-massabuau, CNRS Éditions, Paris, 400 pages.
Une ascension
Stefan Hertmans
Gallimard
Paris, 475 pages