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Par où commencer ? Par cet ensemble miteux d’Habitations pour Locataires Miséreux où s’entassent des squatters en essayant de survivre sans trop faire de bruit ? Par le malheur ordinaire quotidien ? Par l’espoir plutôt d’une certaine justice, malgré tout ? Ou par cette série d’assassinats qui fout la trouille à toute la ville ? Ou encore par le vent de panique — « C’est les Arabes ! Il faut les renvoyer chez eux ! — qui s’empare bien vite de cette histoire pour lui donner, à travers ce que sont devenus les médias, des airs de démonstration de la bêtise humaine … C’est à tout cela et à bien plus encore que nous convie Le tueur au caillou d’Alessandro Robecchi qui sort ces jours-ci en édition de poche.
Michel Bélair
Nous sommes à Milan, l’automne. Et le roman nous plonge d’abord en plein cœur d’une sorte d’exo-planète constituée d’immenses blocs décrépits construits à la fin de la guerre, à quelques années-lumière de la-ville. Une « cité » en ruine — 6000 appartements, un ancien bastion ouvrier regroupant des logements pour travailleurs — que l’on n’a pas les moyens de rénover ni même de détruire et où seuls les plus paumés osent encore habiter. L’ensemble bancal est « géré » par un pacte informel mis en place par un « collectif social » qui aide les plus démunis et des petits mafieux calabrais et africains qui ont posé là leur matériel. Même s’il y règne une sorte de partage qui n’a plus souvent cours ailleurs, ce premier point d’ancrage du récit prend les airs d’une triste prise de conscience : celle du cul-de-sac d’une certaine vision du monde.
Puis voilà que, presque sans transition, pas très loin à côté dans un quartier chic, on trouve le corps d’un homme tué de deux balles. Avec un caillou posé sur la poitrine.
Arrivent alors ces deux personnages de flics que connaissent déjà les lecteurs de Robecchi : les brigadiers Carella et Ghezzi (Tharcisius de son prénom). Des hommes taillés tout d’un bloc, à la serpe, bourrus, intelligents et mal embouchés. Deux vrais redoutables incorruptibles enquêteurs; de ceux qui parlent dru et savent dépister l’essentiel à travers le fatras des apparences. Alors quand, le lendemain, un deuxième monsieur chic habitant les beaux quartiers est abattu froidement, en plein jour cette fois, et surtout quand l’on retrouve encore un foutu caillou sur sa poitrine, les deux policiers comprennent tout de suite que l’affaire vient de s’engager sur une pente glissante.
Et voilà qu’en effet, à peine quelques heures plus tard, les médias se sont emparés de « l’affaire du tueur au caillou ». Les réseaux sociaux, bien sûr, qui crient au complot et au grand remplacement comme à l’habitude en lançant des pelletées de n’importe quoi, et même la radio et les journaux sérieux. Mais surtout, comme dit Carella, « la Grande Usine à Merde »: la télé. Avec en tête la diva des ondes, la reine du pathos en direct, Flora De Pissis animatrice de l’émission la plus écoutée en ville…
Ce qui nous amène un autre suave duo; celui formé par Carlo Monterossi et son ami Oscar Falcone. Monterossi, est un intello, scénariste pour la télé et «dilettante professionnel» comme savent si bien le faire les Italiens. On le revoit ici avec plaisir pour la troisième ou quatrième fois dans un roman de Robecchi et il amasse toujours du matériel pour l’essai qu’il prépare sur Bob Dylan. Falcone lui est un personnage intriguant, détective de l’ombre, un mystérieux « dealer » d’informations dont on sait jamais ce qu’il fait vraiment. Ils sont près de « l’affaire du tueur au caillou » parce que Monterossi est le concepteur originel de l’émission animée par Flora … qui ne peut pas ne pas traiter de tout cela en direct à la télé en amenant « subtilement » quelques proches des victimes à pleurer devant les caméras. Et tout cela devient encore plus évident quand on trouve un troisième grand bourgeois assassiné, dans sa voiture ce coup-ci, avec, évidemment, un caillou sur les genoux.
Des liens
Le récit se développe donc devant nous en trois couches: la mouvance socio-politique HLM, l’enquête de Carella et Ghezzi et le « territoire » Monterossi, diva médiatique y compris. Entre ces trois blocs, on lira surtout des oppositions marquées, des tranchées même entre des mondes qui s’entraperçoivent à peine puis, peu à peu, des amorces de liens pas toujours évidents mais de plus en plus directs à mesure que l’enquête avance.
Car elle avance à vitesse grand V même si Carella et Ghezzi ont dû, face à la pression populaire — créée de toutes pièces par les médias, précisons-le — céder leur place à un groupe d’experts venus de Rome accompagnés d’un profileur israélien. La totale pour répondre à «l’urgence». Très vite, la nouvelle escouade de choc arrêtera une armée de sans-papier arrivés on ne sait d’où et même un probable puis bientôt possible coupable basané qu’on relâchera discrètement. Mais, en clair, cela signifie qu’elle occupe l’avant-scène et répond aux questions des journalistes … pendant que Carella et Ghezzi — auxquels s’ajoutera en coulisse Monterossi — fouillent de leur côté. On trouve d’ailleurs rapidement beaucoup de choses en épluchant le passé des deux premières victimes; surtout à partir du moment où les policiers établissent entre elles un lien remontant aux terribles « années de plomb ». Mais, surprise, rien dans tout cela ne les relie au troisième grand richard assassiné qui s’avère être un innommable salaud. Et là, c’est Monterossi et Falcone qui découvriront le pot aux roses.
Sans rentrer dans les détails de l’intrigue ni divulgacher quoi que ce soit de la solution finale, sachez que tout cela met en relief l’impuissance et l’injustice qui semble de plus en plus coller à la définition même de la réalité ambiante et de l’actualité. Comme si une certaine classe de gens pouvaient tout se permettre, parfois même sans le moindre faux prétexte, alors que d’autres arrivent à peine à maintenir la tête hors de l’eau. À perpète …
Voilà ce qui fait le charme des histoires d’Alessandro Robecchi … qu’on vous invite chaudement à découvrir. En déployant une écriture — d’ailleurs ici fort bien rendue par la traduction — qui joue à la fois sur les niveaux de langue et la fine analyse socio-politique, il témoigne de notre monde comme peu savent le faire. CQFD.
Le tueur au caillou
Alessandro Robecchi
Traduit de l’italien par Paolo Bellomo
Éditions de l’aube — Mikros noir
La Tour d’Aigues, 2025, 480 pages