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Pourquoi écrire des polars quand on enseigne la littérature anglaise à l’université? Hum? Encore plus quand on est reconnu comme un spécialiste des Premières nations, auteur de best-sellers sur les autochtones du Canada, avec Prix du Gouverneur général à la clé. Sans compter des tas d’autres récompenses pour des livres dits «sérieux». Hum? (bis)
Michel Bélair
Thomas King est un être plutôt exceptionnel. Né en Californie d’un père Cherokee et d’une mère d’origine gréco-allemande, il vit au Canada depuis 1980. Maintenant conférencier (il est presque octogénaire), il a longtemps enseigné les «Native studies» à l’Université de Lethbridge en Alberta puis le théâtre et la littérature anglaise à Guelph, en Ontario. Photo-journaliste, romancier, nouvelliste, essayiste, scénariste, animateur de télé et de radio, il a consacré une bonne partie de sa vie à l’affirmation des cultures amérindiennes et c’est un des spécialistes les plus renommés du secteur. Mais voilà que depuis 2002, Thomas King écrit essentiellement des polars … Non, mais !
Ses livres mettent en scène un Amérindien atypique, Thumps DreadfulWater, policier retraité devenu photographe et vivant dans la petite ville plus ou moins imaginaire de Chinook au Montana, tout près de la frontière canadienne. Chinook existe vraiment, mais c’est un village d’à peine 1500 habitants alors que King en fait une petite ville grouillante de personnages étranges et colorés. Meurtre avec malveillance est déjà la quatrième enquête de DreadfulWater traduite en français et, aussi bien vous prévenir tout de suite, vous serez rapidement conquis par le personnage si vous ne le connaissez pas encore.
La totale
Pourtant, les choses ne vont pas très bien pour Thumps quand s’amorce le roman. Il arrive très mal à vivre avec le diabète qu’on vient de lui découvrir et sa copine se remet difficilement d’un cancer ; pour couronner le tout, son chat a disparu pendant qu’il accompagnait Claire pour ses traitements. Ajoutez à cela que sa voiture — qu’il avait laissée à un ami — est complètement démolie, qu’une recherchiste télé, une certaine Nina Maslow, lui court littéralement après et que son frigo est désespérément vide … bref c’est la totale. Presque la déprime.
Il y a aussi que, pendant que le pauvre Thumps DreadfulWater ruminait ses malheurs, une équipe de télé-réalité s’est installée à Chinook; très « populaire », la série Préméditation revient sur des crimes non résolus en confrontant la version officielle à celle des témoins de l’affaire. De la télé provocation. À grosse cote d’écoute. Dans le passé récent de la petite ville, il n’y a qu’une mort suspecte qui puisse expliquer l’arrivée d’un plateau de télé sensationnaliste : celle de la jeune Trudy Samuels, une riche héritière trouvée au pied de la colline de Belle Butte des années plus tôt.
Même si tous les habitants de la ville font pression pour voir Thumps accepter le rôle de consultant et de co-enquêteur pour l’émission, lui n’y voit aucun intérêt et refuse la proposition. Il faut savoir que, sous ses allures de photographe cool, DreadfulWater est un enquêteur de grand talent qui a quitté la police à la suite d’une affaire atroce dans laquelle il a perdu sa compagne et sa fille. Le simple fait de se pencher sur le malheur des autres ravive ce pénible souvenir et Thumps n’en a aucune envie. Surtout quand il pense à la panoplie d’emmerdes qui lui tombent dessus depuis qu’il est revenu à Chinook après avoir accompagné Claire sur la côte. Donc, c’est non. Même quand tout le monde s’y met et qu’on sort les violons pour souligner tout ce que Chinook pourrait y gagner.
Thumps est intraitable : il réussit même à dire non quand, dans une ultime tentative, Maslow lui parle du dossier qu’elle a monté sur l’affaire qui l’a mené à quitter la police et la Californie. Pourtant, il changera brusquement d’avis quand la recherchiste sera retrouvée morte … au pied de la falaise de Belle Butte, à l’endroit exact où Trudy Samuels a perdu la vie des années plus tôt.
Peut-il y avoir un lien entre les deux affaires ? Et si oui, lequel ?
Méli-mémo
Oubliant presque ses tracas personnels — dans un ordre fort relatif : la santé de Claire, son diabète, sa voiture, son chat —, le policier retraité plonge dans l’affaire. Il constate d’abord que si les deux morts sont reliées, cela implique que le coupable est là quelque part parmi eux, dans la communauté, peut-être même sur le plateau de la production. Qu’est-ce que Nina Maslow avait trouvé de suspect sur la mort de Trudy Samuel, considérée à l’époque comme un suicide? En quoi cela a-t-il pu mener un éventuel coupable à récidiver?
Thumps épluchera toutes les hypothèses et trouvera, bien sûr, la toute petite aiguille qui se cachait dans une tout autre meule de foin que celle qui semblait d’abord s’imposer. L’affaire est finalement très complexe et, comme à l’habitude, on vous laisse le plaisir de découvrir tout cela vous-même. Retenez toutefois que cette quatrième enquête de Thumps DreadfulWater vient d’abord confirmer l’originalité du personnage et le talent exceptionnel de son auteur.
Car ce qui s’impose avant toute chose à la lecture de la série de Thomas King, c’est l’humour et l’intelligence de tout le projet. À travers une galerie de personnages absolument criants de vérité — le shérif, les vieux «Indiens» de la réserve, la patronne de café, le libraire grec, la légiste lesbienne, le concessionnaire de voitures, etc —, King réussit à dessiner en filigrane une sorte de sagesse amérindienne qui s’impose dans une philosophie de facto basée sur l’humour. Un humour qui éclate à travers les dialogues et qui s’infiltre dans la moindre situation mise en relief par l’intrigue. Voilà probablement pourquoi Thomas King prend plaisir à écrire des polars.
Porté par une écriture (et une traduction, il faut le dire!) d’une infinie souplesse, cet humour indéfinissable qui se laisse sentir partout, surtout quand on s’y attend le moins, est en fait une sorte de signature; celle de King. Basée sur sa profonde connaissance des Premières nations et tenant à la fois du flegme et de l’auto-dérision, on la voit ici s’affirmer partout brillamment. Même dans l’incroyable méli-mélo de l’intrigue quand Thumps se met à fouiller cette affaire tentaculaire qui n’en a surtout pas l’air.
Et dire qu’on a à peine fait allusion à ces perles d’écriture qui jonchent tout le livre dès que le soleil se lève — ou se couche — ou encore que les montagnes filtrent les étoiles dans la nuit…
Meurtres avec malveillance
Thomas King
Traduit de l’anglais par Lori Saint-Martin et Paul Gagné
Alire, Lévis 2022, 373 pages