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Rafale français de Dassault en configuration biplace armé et plus bas, F-35A américain de Lockheed Martin.
Le chaos généré par les décisions absurdes de Donald Trump a semé la panique dans bien des sphères des sociétés démocratiques. En matière de défense, le révisionnisme de l’administration MAGA et son adultère consommée avec la Russie forcent les États à revoir leur rôle et leurs priorités pour assurer leur sécurité nationale. Le Canada n’est pas en reste. Il y a même urgence sur un choix déterminant, l’avenir du chasseur furtif F-35, pour renouveler la flotte des F-18 arrivés à maturité.
Dominique Lapointe
La manoeuvre est habile. En plein vol de retour d’une tournée éclair en Europe pour serrer les mains d’alliés fidèles, le premier ministre canadien Mark Carney invite les journalistes à mettre leurs bottes pour débarquer à Iqaluit dans le Grand Nord.
Le but ? Annoncer un contrat pour l’édification d’un système radar de nouvelle génération qui assurera la surveillance du territoire canadien dans le cadre du NORAD, le Commandement de la défense aérospatiale de l’Amérique du Nord.
Si le projet avait été annoncé dans le cadre de la politique de modernisation du NORAD en 2022, il s’agissait ici de révéler le partenaire, l’Australie, qui détient déjà cette expertise pour se protéger de velléités éventuelles de la Chine. Un pied de nez de six milliards de dollars à l’administration américaine en plein foutoir des menaces tarifaires.
De Paris, Londres et enfin Iqaluit, le message était clair : il n’y a pas que les États-Unis pour assurer la sécurité et la souveraineté du Canada. D’autant qu’à la mi-mars, le délire sur le 51e État était encore au menu du jour à Washington.
Le panier de crabes F-35
Le contexte est plus compliqué avec la famille de 88 chasseurs commandée à l’avionneur américain Lockheed Martin en 2023 au coût de près de 20 milliards de dollars, juste pour l’acquisition et la mise en service initiale.
Le premier ministre désigné a bien affirmé que le Canada devait revoir la finalité de ce contrat à la lumière des récentes agressions économiques prises par Donald Trump à l’encontre du pays. Évidemment, comment justifier l’approvisionnement militaire auprès d’un pays qui vient de nous déclarer la guerre, si commerciale fût-elle. Une administration qui, de façon plus subtile, continue à répéter qu’un Canada 51 serait bien plus profitable à sa population qu’un pays souverain.
Le fait que 16 des 88 appareils soient déjà payés et prévus pour livraison en 2026 ne facilite pas les choses pour le gouvernement canadien, bien plus occupé en ce moment à se faire réélire qu’à se débattre dans un panier d’avions.
Quelques options s’offrent, mais aucune n’est aisée.
Payée ou pas, toute commande est résiliable. Mais encore faut-il accepter d’en payer le prix. Lockheed Martin n’aurait aucun mal à rediriger ailleurs les 16 appareils promis au Canada tant son carnet de commandes déborde à l’international. Exemple, le Canada pourrait accepter de payer une pénalité équivalente à deux appareils pour s’en défaire. Il serait toutefois improbable que le constructeur accepte ce type de compromis sous le regard combinard de Washington.
Par ailleurs, le Canada pourrait toujours aller devant un tribunal américain pour plaider qu’il ne peut faire confiance en matière de défense à un pays qui non seulement le menace, mais est en guerre ouverte contre son économie. D’autant que, même si le coupe-circuit, la fameuse « kill switch », est davantage une légende urbaine, il demeure que l’ensemble des systèmes informatisés doivent être mis à jour périodiquement par le constructeur (1).
Mais disons que par les temps qui courent aux États-Unis, il est préférable de se tenir loin de leurs tribunaux.
Acheter en se bouchant le nez ? Un choix plausible, mais politiquement guère profitable pour les libéraux avant le scrutin du 28 avril.
L’après-élection
Pour l’instant, seul le Portugal menace ouvertement d’annuler son contrat de F-35A avec les États-Unis pour les mêmes motifs que ceux invoqués ci-haut. Mais l’engagement était loin d’être aussi avancé que celui du Canada, si bien que ce revirement fait figure, pour l’instant du moins, d’anecdote diplomatique.
S’il apparaît pratiquement acquis que le Canada devra prendre livraison des 16 F-35A Lightning II de Lockheed Martin à compter de l’an prochain, pourrait-on s’en contenter et compléter la flotte avec un autre chasseur construit par un partenaire « plus fiable » de l’OTAN?
Lors des tergiversations du gouvernement canadien dans ce projet (2), l’avionneur français Dassault a toujours été des appels d’offres. En 2014, il proposait non seulement de produire des composantes importantes de son fameux Rafale au Canada, mais aussi d’en faire le montage final au pays.
Entré en service en 2004, le Rafale est un bimoteur plus souple, plus léger et beaucoup moins complexe que le F-35A, un appareil de compromis, avec un rayon d’action 70 % supérieur au F-35A en version air-air (armé interception et non pas pour les attaques au sol). Réputé plus performant en mission que ses principaux concurrents européens que sont le Typhon d’Eurofighter et le Gripen suédois.
Dès son entrée en service, le Rafale a bénéficié de développements significatifs qui ont nettement accru ses capacités et sa polyvalence. Le F-35, dans ses versions A, B et C pour porte-avions, a plutôt fait l’objet de correctifs incessants depuis dix ans, tant sa complexité en furtivité, décollage vertical, motorisation, et logiciels révèle des failles.
D’ailleurs, la furtivité est loin d’être un atout indispensable pour le Canada, à moins d’être engagé dans des missions de combat air-sol ou des frappes en profondeur en territoires ennemis. À l’exception de rares missions dans le cadre de l’ONU, la défense aérienne du pays se limite à des opérations de reconnaissance, d’interdiction ou d’accompagnement.
Un choix avant tout économique
Il est plus que possible que l’argent soit un facteur déterminant dans le prochain choix du gouvernement canadien.
Un pays militairement modeste comme le Canada peut difficilement se payer le luxe d’opérer simultanément trois types d’appareils en termes d’installations, d’expertise, de formation, d’équipement, etc. Car on ne pourra liquider du jour au lendemain les quelque soixante-dix F-18 actuellement en service au pays.
La France a sur les planches des supers Rafale qui pourront rivaliser de furtivité avec le F-35. Mais un Rafale dernière génération coûte à l’achat déjà le double d’un F-35A, soit l’équivalent de 250 millions de dollars canadiens pièce. Par contre, sa maintenance revient à moitié prix. Sur 30 ans et plus, peut-être un critère à considérer.
Mais, pour l’instant, la réalité est davantage que Dassault arrive à peine à sortir trois Rafale par mois de ses usines alors que les commandes se multiplient, dans une Union européenne qui tente de se ressaisir militairement avec la double menace d’une Russie expansionniste et d’une Amérique en repli. Le président Macron espère bien accélérer la cadence, mais ce n’est pas pour demain.
Lockheed Martin sent quand même la soupe chaude et ne se gêne pas ces temps-ci pour offrir des garanties de prix qu’on ne pourrait refuser, entre autres pour la Suisse qui voyait le prix de sa commande augmenter sans cesse avant même la livraison de sa flotte de 36 appareils prévue à partir de 2029.
Et malgré les hésitations sincères ou stratégiques des clients alliés, il n’en demeure pas moins qu’aujourd’hui, près de 1200 F-35 de toutes configurations sont en fonction sur 48 bases aériennes dans le monde, ce qui en fait l’outil de dissuasion le plus important dans les opérations de police aérienne de l’OTAN.
La Norvège vient tout juste de compléter sa flotte de 52 appareils. La Pologne, la Finlande, la Belgique et plusieurs pays du Golfe font la file pour la livraison de leurs commandes complétées, alors que des États comme le Royaume-Uni ou le Japon sont déjà bien garnis. Les États-Unis de Trump envisagent même de réintégrer la Turquie au carnet, le mauvais élève exclu du programme il y a plusieurs années à cause de ses accointances avec la Russie.
Il est possible qu’une fois les élections passées au Canada, le nouveau gouvernement conclut qu’un F-35 a une espérance de vie de 45 ans, alors que celle de Donald Trump, en politique du moins, sera plus courte … et peut-être même beaucoup plus courte qu’on pense.
1 – Selon plusieurs spécialistes, le principe du coupe-circuit qui permettrait au constructeur de clouer au sol instantanément tous les appareils d’une flotte à distance n’est pas possible. Même peu probable, le risque de piratage informatique par une puissance ennemie serait considérablement plus important qu’un avantage tactique pour un opérateur chiche. Toutefois, comme ce fut le cas pour les lance-roquettes Himars américains déployés en Ukraine, il est possible de limiter les fonctions des logiciels lors des opérations de mise à jour des multiples systèmes informatiques de ces avions. Et ne comptez pas sur le fabricant pour vous livrer ses secrets. Le fameux code source, que certains voudraient voir acquis par le Canada, n’a rien d’un mot de passe de iPhone. C’est en fait un livre de 30 millions de lignes que seuls les experts dûment formés, expérimentés et assermentés peuvent manipuler.
2 – Lire notre article de février 2023, F-35, Pour le meilleur et pour le pire.
A son départ Trump laissera derrière lui une nombreuse « descendance trumpiste ». Le monde aura été changé pour toujours. La confiance sera longue à rebâtir… On a bien une devise ici « Je me souviens »… Il ne faut plus jamais qu’on soit dépendant d’une seule puissance. Un peu de F35 ne fait pas de tord mais pas que ça