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Daniel Raunet
Au Québec, 61 % des répondants à un sondage Léger pensent que le Canada accueille trop d’immigrants [1]. 65 % des Français souhaitent, pour l’ensemble du territoire français, l’abolition du droit du sol, le droit pour toute personne née en France de devenir automatiquement citoyen [2]. Des deux côtés de l’Atlantique, les immigrants servent de boucs émissaires aux angoisses identitaires des nations, mais aussi à la détérioration des services de l’État, sécurité publique, crise du logement, santé, éducation.
Le populisme ethnique a acquis droit de cité et les politiciens qui l’utilisent ouvertement ont soit le pouvoir, soit sont à deux doigts de le prendre. Les défenseurs de l’identité de souche proposent deux types de solutions : en France, enlever la nationalité française aux enfants de personnes nées à l’étranger ; au Québec, réduire considérablement le nombre des admissions et limiter l’accès des réfugiés aux services sociaux.
L’immigrant, tête de Turc
Chez les nationalistes québécois, l’immigration est souvent considérée comme un cheval de Troie. À propos des fédéralistes, le chroniqueur Mathieu Bock-Côté écrit : « Ils misent sur l’évolution démographique du Québec imposée par l’immigration massive pour en finir avec la question nationale ». [3] Le correspondant du Devoir à Paris Christian Rioux conseille au Québec d’imiter la Suède qui, en 2020, avait considérablement réduit le nombre des immigrants après avoir constaté qu’en moins de 40 ans, « la part de la population qui est non occidentale est passée de 2 % à 20 % ». « Il aura fallu trois décennies aux élites suédoises pour s’apercevoir qu’il existe des seuils objectifs à l’accueil de populations qui, pour des raisons multiples liées à la culture et au nombre, ne s’intègrent pas. » [4]
Côté gouvernemental, c’est aux demandeurs d’asile qu’on s’en prend. Jean-François Roberge, ministre responsable de la Francophonie et de la Laïcité, déclare : « Oui, il y a des choses qui sont menacées, il y a des services qui sont menacés, il y a une manière de vivre qui est menacée lorsque les nombres [de demandes d’asile] sont trop grands. » [5] Bernard Drainville, ministre de l’Éducation, tire dans le même sens : « On a atteint un point où on ne peut pas écarter la possibilité qu’éventuellement, on ne sera plus en mesure de scolariser les jeunes demandeurs d’asile qui nous arrivent. » Pendant ce temps, le gouvernement Legault se dit prêt à aller jusqu’en Cour suprême pour faire casser une décision de la Cour d’appel le forçant à admettre les enfants de réfugiés dans les garderies subventionnées.
La chasse au foulard, toujours elle
Auteur de la première version de la Charte de la laïcité quand il était indépendantiste et péquiste, la « Charte des valeurs québécoises » de 2013, Drainville, devenu « autonomiste », ne préconise plus publiquement l’interdiction du port de signes religieux par tous les fonctionnaires. Un de ses anciens collègues le fait à sa place. Jean-François Lisée, ancien chef du Parti québécois, réclame un tour de vis supplémentaire à la Loi sur la laïcité de l’État de 2019 pour interdire de nouvelles professions aux gens qui portent des signes religieux. Lisez principalement la musulmane portant foulard. Il voudrait étendre l’interdiction actuelle (policiers, gardiens de prison, enseignants du primaire et du secondaire) à tout le personnel non enseignant, au personnel des garderies et à tous les fonctionnaires en contact avec le public.[6]
En France, la citoyenneté des enfants des immigrants est remise en question
Au Canada et aux États-Unis, un enfant né au pays devient automatiquement citoyen. Même si ses parents sont étrangers. Ce droit du sol, que la plupart d’entre nous considèrent comme acquis, ne va de soi partout. Un enfant né en France de parents étrangers reste étranger jusqu’à l’âge de 13 ans, date à laquelle une première demande de naturalisation peut être déposée.
On a vu, dans notre numéro de février, le cas de Mayotte, un département français au beau milieu du canal de Mozambique, où le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin veut priver de leur citoyenneté tous les enfants nés sur l’île de parents nés dans des pays voisins, essentiellement la république des Comores. Le gouvernement français a l’intention de changer la Constitution du pays pour abolir le droit du sol à Mayotte.
Pas suffisant, clame-t-on à droite. Le président du Rassemblement national, Jordan Bardella, estime que « la nationalité française s’hérite ou se mérite ». Le successeur de Marine Le Pen à la tête de cette formation d’extrême droite précise : « Je suis favorable à ce que le droit du sol ne soit pas supprimé uniquement à Mayotte, mais sur l’ensemble du territoire, car ce qui est en train de se passer à Mayotte est précisément le futur de la métropole si on ne reprend pas dès maintenant le contrôle de notre pays. » [7] Éric Ciotti, président du parti Les Républicains, la droite classique française, est du même avis : « Ce qui se passe à Mayotte risque de toucher demain la France métropolitaine (…) », « partout sur le territoire national, nous devons supprimer le droit du sol ! »[8]
La situation au Québec
Le Québec, neuf millions d’habitants, a reçu en 2022, 149 500 personnes supplémentaires nées à l’étranger (bilan net). [9] Source principale d’irritation, Ottawa a fait bondir le nombre des immigrants temporaires l’année suivante. « Les 470 976 immigrants temporaires au Québec estimés par Statistique Canada en juillet (2023) se divisent comme suit : il y a 146 723 demandeurs d’asile et 324 253 titulaires de permis d’études et/ou de travail, avec les membres de leur famille. »[ 10]
Bien que la Coalition Avenir Québec revendique la prépondérance provinciale en matière d’immigration [11], en six ans de pouvoir, le gouvernement Legault n’a pas obtenu le moindre changement aux règles du jeu. Le gouvernement fédéral a entière juridiction sur les demandeurs d’asile et les personnes admises au titre du regroupement familial. C’est également lui qui délivre les permis d’immigration temporaire et qui détermine les volumes d’immigrants permanents après avoir reçu un avis des provinces. Le Québec de son côté contrôle la sélection des candidats à l’immigration, en définit les critères et donne son consentement aux immigrants temporaires admis par Ottawa.
Les querelles sur les seuils d’immigration
Bien qu’il n’existe aucune étude sur ce que pourrait être la « capacité d’accueil » de la société québécoise, un des sports favoris des politiciens est d’ergoter sur les « seuils acceptables ». 35 000 immigrants par an pour le Parti québécois, de 60 000 à 80 000 pour Québec solidaire. En 2022, le premier ministre François Legault avait jugé « suicidaire » un taux de 50 000 immigrants en invoquant le spectre de la « louisianisation », mais depuis une consultation au printemps dernier et les représentations du patronat, le gouvernement caquiste envisage de dépasser les 60 000 entrées. [12] Sans donner de chiffres, le chef conservateur Éric Duhaime et le chef intérimaire du Parti libéral du Québec Marc Tanguay se disent tous deux inquiets et préconisent une baisse des admissions.
Les immigrants empêchent la population du Québec de s’effondrer.
Et pourtant … en Occident, le seuil de remplacement des générations est de 2,1 enfants par femme. Or au Québec, le taux de fécondité n’était que de 1,49 enfant en 2022. Si on ne comptait que sur les mères québécoises pour assurer l’avenir, la population du Québec diminuerait de près de moitié en quelques générations. Autre déconvenue pour les nationalistes ethniques, même là, les étrangers contribuent pour plus du tiers des naissances. 34 % des bébés nés l’an dernier avaient un de leur parent né en dehors du Canada. En fait, l’accroissement naturel annuel de la population (nombre de naissances, moins le nombre de décès) est insignifiant, 2300 personnes. Selon l’Institut de la statistique du Québec, « la vigueur de la croissance démographique de 2022 repose plus précisément sur une forte hausse au chapitre des migrations internationales. Globalement, celles-ci ont engendré un gain net de 149 500 personnes au cours de la dernière année ». [13]
Situation comparable en France
Les Françaises elles aussi font de moins en moins d’enfants, 1,8 par femme. [14] Le solde des naissances sur les décès reste encore positif, 58 400 personnes en 2022, mais la France n’est pas loin derrière les neuf pays européens comme les Pays-Bas, le Danemark ou la Belgique où le bilan est désormais négatif. En outre, le renouvellement des générations en France repose trois fois plus sur l’immigration que sur les naissances. En 2019, 180 000 étrangers de pays tiers (non-membres de l’Union européenne ou de la Suisse) s’y sont installés. Les deux tiers sont Africains, 19 % des demandeurs d’asile. Et tout ceci ne prend pas en compte les illégaux, entre 600 et 700 000 personnes, selon le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin [15].
Certains pays assument pleinement la discrimination entre les gens du pays et les étrangers qui font tourner leur économie. Par exemple les Émirats arabes unis où seulement 11,5 % de la population a statut de citoyen. Est-ce le bon modèle pour un Québec indépendant ou autonome ?
En essayant d’extirper du sein de la société un nombre croissant d’immigrants et de limiter l’accès de leurs descendants à certains métiers, les nationalistes ethniques condamnent leur population « de souche » à un déclin numérique inexorable.
Peuple métis dès ses origines, les Québécois auraient intérêt à assumer pleinement la nature métissée des sociétés occidentales contemporaines et considérer les nouveaux venus comme des apports précieux à leur culture qui, comme toutes les cultures, change avec le temps.
[1] Raphaël Pirro, « Sondage Léger sur l’immigration: Québécois et Canadiens trouvent que le Canada intègre mal ses immigrants », Le Journal de Montréal, Montréal, 8 février 2024. https://www.journaldemontreal.com/2024/02/08/quebecois-et-canadiens-trouvent-que-le-canada-integre-mal-ses-immigrants
[2] Jules Torres, « 65 % des Français souhaitent la fin du droit du sol sur l’ensemble du territoire », Le Journal du Dimanche, Paris, 12 février 2024. https://www.lejdd.fr/politique/65-des-francais-souhaitent-la-fin-du-droit-du-sol-sur-lensemble-du-territoire-142032
[3] Mathieu Bock-Côté, «L’autonomisme est un cul-de-sac », Journal de Montréal, 19 février 2023. https://www.journaldemontreal.com/2024/02/19/lautonomisme-est-un-cul-de-sac
[4] Christian Rioux, « L’immigration en face , Le Devoir, Montréal, 13 mai 2022.
[5] François Carabin, « L’identité québécoise est « menacée » par l’afflux de demandeurs d’asile, affirme Québec », Le Devoir, Montréal, 21 février 2024. https://www.ledevoir.com/politique/quebec/807535/quebec-double-demande-ottawa-couts-accueil-demandeurs-asile
[6] Jean-François Lisée, « Laïcité, deuxième tour » , Le Devoir, Montréal, 21 février 2024. https://www.ledevoir.com/opinion/chroniques/807583/chronique-laicite-deuxieme-tour
[7] Marion Monforta, « Droit du sol à Mayotte : « La nationalité française s’hérite ou se mérite », estime Jordan Bardella », Le Journal du Dimanche, Paris, 12 février 2024. https://www.lejdd.fr/international/droit-du-sol-mayotte-la-nationalite-francaise-sherite-ou-se-merite-estime-jordan-bardella-142019
[8] Quintin Martins, « Éric Ciotti réclame la suppression du droit du sol partout en France », Le Journal du Dimanche, Paris, 11 février 2024. https://www.lejdd.fr/politique/eric-ciotti-reclame-la-suppression-du-droit-du-sol-partout-en-france-142010
[9] « Le bilan démographique du Québec, édition 2023 », Institut de la statistique du Québec, Québec, mai 2023.
https://statistique.quebec.ca/fr/fichier/bilan-demographique-quebec-edition-2023.pdf
[10] Patrice Bergeron, la Presse canadienne, dans Le Soleil de Québec, « Immigration temporaire : on aménage la « minorisation » des francophones, dit le PQ », Québec, 28 septembre 2023.
[11] Coalition Avenir Québec, « Un Québec ambitieux – Un nouveau projet pour les nationalistes du Québec », Laval, 8 novembre 2015. https://coalitionavenirquebec.org/wp-content/uploads/2018/08/projet-nationaliste.pdf
[12] Romain Shué, « Les seuils d’immigration voilés du gouvernement Legault », Radio-Canada, 25 mai 2023, https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1982200/immigration-legault-quebec-seuils-record
[13] « Le bilan démographique du Québec, édition 2023 », op.cit.
[14] Didier Breton, Nicolas Belliot, Magali Barbieri, Justine Chaput, Hippolyte D’Albis, « L’évolution démogaphique récente de la France 2023 », Population 3/23, Institut national d’études démographiques, Paris, 19 décembre 2023. https://www.ined.fr/fichier/s_rubrique/34300/conjoncture.france.2023f.fr.pdf
[15] Samuel-Frédéric Servière, « La population clandestine aurait doublé en France depuis 2015 », Fondation IFRAP, Paris, 12 décembre 2023.
https://www.ifrap.org/etat-et-collectivites/la-population-clandestine-aurait-double-en-france-depuis-2015#:~:text=A%20l’issue%20de%20ce,2022%20soit%20un%20quasi%2Ddoublement.